Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Danuta qui se promenait avec un homme dans le jardin. Je n’en pensais rien sur le moment. Mais le lendemain, au petit déjeuner, je dis en plaisantant à Danuta :
    — La romance est un passe-temps agréable mais vous ne devriez pas vous promener si tard la nuit. Vous risquez de vous mouiller les pieds : l’idylle et le rhume de cerveau font mauvais ménage.
    Son visage se figea. Elle me fusilla du regard.
    — De quel droit nous épiez-vous ? répliqua-t-elle sèchement.
    Puis avec un manque de logique bien féminin, elle ajouta :
    — D’ailleurs je ne suis sortie nulle part la nuit dernière. Tu as des hallucinations, cousin.
    Cela m’irrita et je lui rétorquai :
    — Fais ce qui te chante, flirte avec qui cela te plaît. Seulement ne me dis pas que je suis aveugle. Je plaisante et toi tu t’emportes…
    — Excuse-moi. Je ne me sens pas très bien aujourd’hui. Seulement tu t’es trompé. Je ne suis pas sortie hier soir.
    Je haussai les épaules et abandonnai le sujet. Qu’elle préférât cacher ce qui pouvait être le début d’une liaison, ce n’était pas mon affaire.
    La semaine suivante, toute ma gêne fut dissipée grâce à mon activité. Je ne pouvais plus remettre les tours d’inspection du domaine qui étaient nécessaires pour accréditer ma fonction d’« agronome » Il me fallait absolument remplir les exigences de ma « biographie » supposée, afin de pouvoir au plus vite rencontrer mon officier de liaison et raccourcir la période de quarantaine qui m’avait été imposée.
    La perspective de devoir inspecter le domaine me mettait dans un état de nervosité extrême. J’étais complètement nul en sciences naturelles, botanique et zoologie. Au cours de mes études, je n’avais réussi à en passer les épreuves qu’au prix d’un travail assidu. Je réalisai que, pour être pris pour « Monsieur l’agronome de Krakow », il était nécessaire de suppléer à mon ignorance par des stratagèmes ingénieux.
    Nous nous concertâmes, Danuta et moi, afin d’édifier un plan de campagne. Après une longue discussion, nous convînmes d’une répétition générale. Nous nous promenions dans la partie du domaine que j’inspecterais le lendemain et Danuta me serinait toutes les observations que j’aurais à faire.
    — Eh bien, me demanda-t-elle, penses-tu pouvoir réussir comme agronome ?
    — Franchement, répondis-je en hésitant, ma mémoire n’est pas très bonne pour les questions agricoles. Suppose que je m’embrouille et que je fasse des observations à tort et à travers. Par exemple, je saurai ce que j’ai à dire sur les plants de choux, mais nous pourrions nous trouver en face d’un plant de tomates.
    — Hem, dit-elle, perplexe. Ça, c’est un problème. Mais soyons méthodiques. Il y a toujours une solution à toute difficulté.
    — Les difficultés m’attirent, répliquai-je, et voici ce que je propose.
    Je m’emparai d’un carnet et d’un crayon, puis je l’entraînai au jardin, malgré ses rires et ses protestations.
    Le paysage était charmant, il y avait du soleil et il faisait chaud. Les poiriers et les tilleuls qui bordaient la maison marquaient de profondes zones d’ombre. Nous nous étions assis sur un banc sous un arbre. Nous nous sentions détendus, en confiance.
    — Avant d’aborder nos plans pour les tournées d’inspection, je voudrais te faire des excuses pour mes remarques de l’autre jour, à table. Je ne voulais pas dire…
    Elle m’interrompit aussitôt, un peu gênée :
    — Allons, c’est absurde. N’en parlons plus, je t’en prie. Quelle brillante méthode as-tu donc imaginée pour ces tournées ?
    Je me levai du banc, à la façon d’un professeur sur le point de commencer une conférence.
    — Dans toute situation où l’on se trouve placé devant ce qui semble impossible, déclamai-je, il est nécessaire que l’individu prenne conscience de ses moyens et de sa force. Il n’est que trop vrai que je ne connais rien aux plantes ; d’autre part, je connais beaucoup de choses dans l’organisation des services de renseignement, et je sais trouver des méthodes pour échapper au désastre. C’est pourquoi je me propose de numéroter les observations que tu m’as apprises et que je devrai faire, et de les noter dans mon carnet. En bordure de chaque rangée de plantes, je vais placer le numéro correspondant, sur une petite baguette. Ce soir, j’apprendrai par cœur les observations dans l’ordre