Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
toi ? Si elle n’est pas gentille avec toi, je t’autorise à lui donner la fessée.
Je répondis que Danuta était une fille méchante et cruelle, mais que je supportais stoïquement mes souffrances. J’ajoutai devoir le féliciter pour son talent à se fondre dans la nature tant j’ai eu du mal à le reconnaître.
Dans l’argot de la Résistance, « se fondre dans la nature » indique la faculté de ne pas attirer l’attention en paraissant devenir un élément du paysage. C’était considéré comme un atout appréciable.
— C’est aimable à toi de me dire cela, me répondit-il, et il semblait à la fois très flatté et un peu embarrassé. Mais, je suis venu ici pour discuter de tes problèmes et non de mes capacités. S’adressant à Danuta :
— Apporte-nous du lait et de quoi manger, veux-tu ? J’ai faim. Et j’ai à parler avec Witold.
Danuta obéit et s’en alla sans mot dire. Je me demandais si c’était son mari ou son fiancé, mais je n’osais pas lui poser de questions.
Il s’étendit dans l’herbe avec un soupir de lassitude.
— Je veux te dire quelque chose, Witold, commença-t-il, avec un peu d’embarras. Tu sais que tu es seul dans cette maison avec Danuta. Tu vois que c’est une honnête fille…
— Pourquoi me dis-tu cela ? lui demandai-je, véritablement intrigué. Il se mit à rire.
— Oh, c’est sans importance. Parce que je me connais moi-même, sans doute, et je n’ai pas de raison particulière de penser que tu puisses être différent.
J’essayai de plaisanter.
— Mais alors, pourquoi te faire tant de soucis au sujet de Danuta si, comme tu le déclares, tu es toi-même un coureur de jupons ? Serait-elle ta femme ?
— Non, c’est ma sœur.
J’en suis resté sans voix. Ainsi c’était Lucjan, le frère dont Danuta tenait tellement à ce que sa mère ne parlât pas xciv .
Avant que j’eusse pu répondre, Danuta était de retour avec de la nourriture, et mon étrange compagnon l’interpellait joyeusement :
— Eh bien, petite sœur, tu as négligé tes devoirs mondains. J’ai donc été obligé de me présenter moi-même à Witold. Maintenant la situation est claire. Mais parlons de nos affaires, continua-t-il, en commençant à boire son lait. Comment te sens-tu maintenant, Witold ?
— Je suis beaucoup mieux qu’au moment de mon arrivée ici. Il faut absolument que je fasse un travail quelconque. J’ai l’impression de perdre mon temps. Il n’y a aucun danger pour l’organisation. La Gestapo semble avoir abandonné ses recherches à mon sujet. De toute façon, j’ai tellement changé d’aspect que je ne crois pas qu’on pourrait me reconnaître.
Lucjan me considéra avec cet air de candeur et de sincérité qui faisait tout son charme.
— Quel genre de travail aimerais-tu faire concrètement ?
Après quelques minutes de réflexion, je lui répondis :
— En tenant compte de tous les facteurs, tels que ma faiblesse actuelle, mon expérience générale de la technique du journalisme et de la propagande, je pense que je pourrais servir dans la section de propagande.
Je le disais sans conviction car je n’étais guère enthousiasmé par l’idée de travailler dans cette branche. Fabriquer du mensonge, être déloyal et cruel, n’étaient pas de mon goût, mais au regard des coups qu’on pouvait ainsi porter à l’ennemi, je me sentais capable de vaincre tous mes scrupules.
Lucjan semblait lire mes pensées :
— La propagande ne te tente pas trop, n’est-ce pas ? Tu auras la réponse dans quelques jours.
Notre rencontre touchait à sa fin.
Rien ne se passa pendant plusieurs jours, mon impatience commença à se manifester. J’arpentais la maison, énervé. Les plaisanteries de Danuta m’irritaient ; je lui répondais brièvement et avec hargne. Un soir où j’étais mélancolique, assis dans le salon avec Danuta, nous entendîmes un petit caillou heurter la vitre. Nous courûmes à la fenêtre. Je faisais taire mon impatience tandis que Danuta grondait son frère pour son imprudence à venir d’aussi bonne heure.
— Ne t’inquiète pas, ma chérie. Je n’ai pas été pris jusqu’ici, n’est-ce pas ?
Elle éclata en sanglots.
— Tu es si insouciant, si entêté. Tu n’as cure de ce qui nous arriverait. Tu ne t’occupes même pas de toi. Un jour tu seras pris et que deviendrons-nous ?
Elle ne savait plus où diriger ses yeux de biche effrayée, et elle s’enfuit de la pièce.
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