Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
des misérables xcvi . Naturellement, je connaissais et je partageais ces sentiments unanimes. Cependant, l’attitude de Lucjan envers Bulle me paraissait plutôt incompréhensible. La sortie de Danuta pouvait s’expliquer par l’émotivité et l’exaltation. Toutefois il était évident que Lucjan éprouvait la même animosité haineuse, tempérée seulement par la discipline et l’empire sur soi, règles absolues dont devaient se pénétrer les clandestins, et sans lesquelles ils n’eussent pas survécu longtemps.
— Pourquoi ressens-tu tant de haine pour cet individu ? Après tout ce n’est qu’une vermine comme les autres.
La colère de Lucjan s’était calmée. Il parla froidement, objectivement.
— Nous ne saurions traiter le problème des Volksdeutsche uniquement par le mépris. Beaucoup d’entre eux, il est vrai, reculeront devant l’ostracisme social et le dédain de ceux qui les entourent. Mais certains sont inaccessibles à ce genre de pression. Ce type est véritablement dangereux. On ne peut les rendre inoffensifs qu’en employant des méthodes beaucoup plus énergiques. Bulle est l’un des pires.
Danuta serra les poings et son visage se tordit d’une indignation véhémente.
— Ce pourceau devrait être exécuté, dit-elle. Bulle n’est pas un simple Volksdeutsche. Ce n’est pas même un traître ordinaire. Il rôde partout, offre à boire aux paysans, les enivre et les fait parler, leur bourre le crâne des dernières trouvailles de la sale propagande nazie, et les engage à collaborer avec les Allemands. Tout le monde sait qu’il dénonce nos membres à la Gestapo…
Lucjan l’arrêta vivement.
— Cela, nous n’en avons pas la preuve.
— La preuve, la preuve ! (Danuta leva les bras au ciel.) Quelle preuve te faut-il ? Tu attends de recevoir sa confession complète, écrite de sa propre main ? Ne fais pas le naïf, mon frère !
— Nous devons avoir des preuves. Nous n’avons pas le droit d’agir comme les nazis et de condamner les gens sans être sûrs de leur culpabilité. Tôt ou tard, Bulle se trahira. Quand cela arrivera, nous nous occuperons de lui.
Danuta ne se tenait pas pour satisfaite. Avant qu’elle eût pu répliquer, Lucjan orienta la conversation sur un autre sujet.
— Eh bien, Witold, ton idée de lettre était excellente, maintenant que tu as réussi brillamment à l’exécuter, que te proposes-tu de faire d’autre ? As-tu une idée ?
— Certes. Cela n’est qu’une coïncidence, mais j’ai réfléchi, moi aussi, au problème des Volksdeutsche. J’aimerais me consacrer à eux un certain temps, et veiller à ce qu’ils reçoivent la récompense qu’ils méritent.
Les yeux de Danuta étincelèrent de joie.
— Il n’y a rien que j’aimerais tant que t’aider, Witold. Mais comment vas-tu t’y prendre ?
C’est Lucjan qui fournit la réponse.
— J’imagine que notre ami va tout simplement employer la méthode de l’engagement volontaire. Ai-je deviné, Witold ?
Je fis signe que oui.
— Cette méthode nous a bien réussi en Allemagne et dans quelques districts polonais. On peut essayer de faire la même chose ici.
Je me mis à l’œuvre, avec l’aide empressée de Danuta, chargée de recueillir et de collationner les listes de noms de Volksdeutsche, tandis que je faisais appel à mes ressources littéraires pour écrire un nouveau genre de dissertation.
Cette fois, au lieu de rédiger des appels au peuple polonais pour galvaniser sa résistance, je composai des lettres destinées aux autorités nazies, exprimant le plus profond désir de les servir. Chaque lettre était signée du nom d’un Volksdeutsche. Il fallait les écrire avec un nombre considérable de variantes, pour éviter que la supercherie ne fût trop apparente. Elles restaient cependant plus ou moins fidèles à la forme qu’eût adoptée spontanément un catéchumène nazi : « Le Führer a éveillé en moi la conscience de la communauté allemande qui me pousse à vous soumettre la requête suivante. Je sers actuellement le Grand Reich allemand comme cultivateur (ou marchand, fonctionnaire de la police, etc.). Je ne peux continuer plus longtemps à assister au sacrifice héroïque de mes frères allemands. Je désire offrir mes services à la glorieuse armée allemande et, par la présente, je sollicite le privilège d’être admis immédiatement dans les rangs de la Wehrmacht… Ce serait pour moi un grand honneur de servir dans votre
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