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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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sionistes, était significatif. Cela prouvait que les documents qu’ils devaient me confier pour les gouvernements polonais et alliés ne contenaient rien de politique et concernaient toute la communauté juive. Ils fournissaient les informations et ils exprimaient les sentiments, les requêtes et les instructions de toute la population juive de Pologne dans son ensemble, une population qui à ce moment était en train de périr.
    Ce que j’appris alors au cours de nos rencontres dans cette maison, et plus tard, quand je fus amené à constater les faits par moi-même, était horrible, au-delà de toute expression. Je connais l’Histoire. J’ai beaucoup étudié l’évolution des nations, des systèmes politiques, des doctrines sociales, des méthodes de conquête, de persécution et d’extermination et je sais aussi que jamais dans l’histoire de l’humanité, jamais nulle part dans le domaine des relations entre les êtres humains, il n’était arrivé rien qui pût être comparé à ce qui a été infligé à la population juive de Pologne.
    Ces deux hommes étaient inoubliables ; ils incarnaient les souffrances et le désespoir d’un peuple. Tous deux vivaient hors du ghetto mais en contact permanent avec lui ; ils avaient leurs moyens d’y entrer et d’en sortir. Moi-même je devais du reste me rendre compte que ce n’était pas très difficile. Dans le ghetto, ils étaient eux-mêmes et ne se distinguaient pas des autres habitants. Du côté « aryen » ils devaient se transformer complètement de manière à n’éveiller aucun soupçon. Ils s’habillaient autrement et se comportaient autrement. Ils devenaient quelqu’un d’autre. Ils étaient comme des acteurs jouant des rôles qui s’excluaient. Contraints à faire attention sans cesse pour ne pas se tromper de langage, de geste ou de comportement spontané. La moindre erreur pouvait leur coûter la vie.
    Pour le leader du Bund, cela paraissait plus facile. Il avait l’aspect d’un noble polonais typique avec ses yeux clairs, son teint frais et ses grandes moustaches. Il avait une soixantaine d’années, était distingué et élégant. Avant la guerre, c’était un avocat spécialiste des affaires criminelles difficiles. Maintenant, du côté aryen, il était propriétaire d’un grand magasin d’articles chimiques et de construction. Tout le monde lui donnait du « monsieur l’ingénieur », l’entourait de respect et de considération, recherchait sa compagnie et l’invitait cxlii . Je compris l’effort de volonté que cette comédie nécessitait, plus tard, lorsqu’il m’accompagna au ghetto. Son air de décence et de savoir-faire sembla disparaître instantanément. L’ingénieur polonais aux manières policées subit une transformation soudaine et devint un Juif, un des milliers de Juifs misérables et harassés que les féroces nazis pourchassaient et assassinaient de façon inhumaine.
    L’autre avait un peu plus de quarante ans. Il avait des traits sémites qu’il devait avoir bien plus de difficultés à camoufler. Il donnait l’impression d’être terriblement éprouvé et semblait avoir beaucoup de mal à contrôler ses nerfs cxliii .
    La première chose qui s’imposa à moi ce fut le caractère désespéré, totalement désespéré de leur situation. Pour nous, Polonais, c’était la guerre et l’occupation. Pour eux, Juifs polonais, c’était la fin du monde. Il n’y avait pas d’évasion possible, ni pour eux ni pour leurs compagnons. Et cela n’était qu’un côté de la tragédie, qu’une des causes de leur désespoir et de leur agonie. Ils n’avaient pas peur de la mort en soi et l’acceptaient comme quelque chose de presque inévitable, mais s’y ajoutait l’amère certitude que, dans cette guerre, ils ne pouvaient espérer à aucune victoire, aucune des satisfactions qui, parfois, adoucissent la perspective de la mort. C’est par cela que le sioniste a commencé :
    — Vous, les Polonais, vous avez de la chance. Beaucoup d’entre vous souffrent ; beaucoup meurent, mais votre nation vivra malgré cela. Après la guerre, il y aura à nouveau la Pologne. Vos villes seront reconstruites et vos plaies finiront par cicatriser. De cet océan de larmes, de souffrances et d’humiliation il se relèvera, ce pays qui a été, pour nous aussi, une patrie. Seulement nous, les Juifs, nous ne serons plus là. Notre peuple tout entier aura disparu. Hitler perdra sa guerre contre l’humanité, le

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