Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
bien et la justice, mais nous, il nous aura vaincus. « Vaincus » n’est même pas le mot juste. Il nous aura massacrés, tout simplement cxliv .
Ce fut pour moi une soirée de cauchemar. Mes interlocuteurs arpentaient la pièce à pas pesants ; leur ombre dansait à la flamme de l’unique bougie que nous pouvions nous permettre. J’étais assis sur une espèce de fauteuil cassé dont un pied était remplacé par deux briques superposées. Je ne bougeais pas de peur de tomber – je ne sais – ou parce que ce que j’entendais m’avait pétrifié. À un moment le sioniste s’est effondré et se mit à pleurer.
— Pourquoi est-ce que je dis tout cela ? Pourquoi je vis ? Je ferais mieux d’aller voir les Allemands et leur dire qui je suis. Quand ils auront exterminé tous les Juifs, il n’y aura plus besoin de bundistes, de sionistes, de rabbins. Pourquoi vous dire tout cela ? Quand personne de l’extérieur ne peut le comprendre ! Même moi… je ne le comprends pas !
Le plus âgé s’efforçait de le calmer.
— Nous avons peu de temps et beaucoup de questions à aborder. Ne nous éloignons pas du sujet…
Il y eut un silence. Le sioniste fit un effort pour se maîtriser :
Excusez-moi…, murmura-t-il.
Je m’efforçai de garder mon calme.
— Je comprends ce que vous ressentez… Je vais m’efforcer de vous aider autant que je le pourrai. Je me rends à London avec une mission de la résistance polonaise. J’aurai très probablement l’occasion de faire mon rapport devant les représentants des puissances alliées.
— C’est vrai ? s’écria le sioniste avec espoir. Vous croyez qu’on vous laissera accéder à Churchill et à Roosevelt ?
— Je ne sais pas… Sinon je m’entretiendrai très certainement avec quelqu’un qui les approche. Je dois être présenté officiellement à London par notre gouvernement. Ma mission est officielle. Dans son cadre, je veux transmettre votre appel au monde. Je le ferai. Que voulez-vous que je dise au nom des Juifs ?
Le leader du Bund déclara le premier :
— Nous voulons que le gouvernement polonais à London et les gouvernements alliés comprennent que nous sommes sans défense face à ce que nous font les nazis. L’extermination est un fait. Et personne en Pologne n’est en mesure de nous aider. La résistance polonaise ne peut sauver qu’un petit nombre cxlv . Elle ne sauvera pas la masse. Elle n’arrêtera pas l’extermination. Les Allemands ne cherchent pas à faire de nous des esclaves comme ils le font des Polonais ou d’autres peuples conquis. Ce qu’ils veulent c’est exterminer tous les Juifs. La différence est là.
— Et c’est cela que le monde ne comprend pas. On ne parvient pas à l’expliquer. Eux, là-bas, à London, à Washington ou New York, ils croient certainement que les Juifs exagèrent, qu’ils sont hystériques, ajouta nerveusement le sioniste.
J’acquiesçai en silence.
— Nous disparaîtrons tous, continua le bundiste. Un petit nombre survivra peut-être. Mais trois millions de Juifs polonais sont condamnés à l’extermination. Ainsi que d’autres, amenés de toute l’Europe. Ni la résistance polonaise ni moins encore la résistance juive ne sont en mesure de s’y opposer. Toute la responsabilité repose sur les puissances alliées. Une aide effective ne peut être apportée aux Juifs que de l’extérieur.
Voilà le message que je devais transmettre au monde libre. Je savais qu’au moment où ces deux êtres malheureux me transmettaient ce message dramatique, les nazis étaient déjà parvenus à massacrer 1 850 000 Juifs.
Ils m’avaient préparé un rapport minutieux sur la mortalité juive en Pologne. Je demandai quelques précisions.
— Pourriez-vous me donner le chiffre approximatif des meurtres commis sur la population du ghetto ? demandai-je.
— Le chiffre exact peut être évalué à peu de chose près à partir des déportations nazies, me répondit le leader sioniste.
— Vous voulez dire que tous ceux qui ont été déportés ont été tués ?
— Tous, jusqu’au dernier, affirma le bundiste. Bien entendu, les Allemands prétendent le contraire et s’efforcent de le camoufler. Même maintenant où il ne peut plus y avoir de doute, on reçoit des lettres de gens que nous savons être morts, des lettres encourageantes dans lesquelles ils disent à leurs familles et à leurs amis qu’ils sont en bonne santé, qu’ils travaillent, qu’ils mangent
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