Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
négligemment :
— Tu peux le prouver, ton lieu d’origine ?
Je lui montrai mon certificat de naissance. Il le regarda à peine, prit une feuille de papier, écrivit quelque chose et la rejeta à sa place avec lassitude. De nouveau, il bâilla, s’étira et se frotta les yeux. J’avais dû esquisser un sourire narquois devant ses grimaces car il s’arrêta subitement et aboya :
— Qu’est-ce que tu attends ?
Je fus ramené à mon baraquement. Il fallait que je me compose une contenance et calme mon exultation. L’après-midi je cherchai dans le bois le lieutenant Kurpios et lui racontai ce qui s’était passé. J’ajoutai :
— Ce serait donc facile de le convaincre sans papiers. Je ne crois pas qu’on soit très désireux ici de garder quelqu’un qui a droit au transfert.
Il fut de mon avis.
— Pourtant, dit-il, je vais passer quelques jours à essayer de me procurer des papiers. Ce n’est pas la peine de courir des risques inutiles.
— Je tiens à ce que tu puisses venir avec moi.
— Oui, si je peux y arriver à temps. Sinon, nous nous retrouverons à Warszawa. Il vaut mieux que tu partes maintenant. Si je ne te revois pas, au revoir, et bonne chance !
— Essaie de venir avec moi. Bonne chance à toi et sois prudent.
Je ne le revis jamais. Le lendemain matin, je reprenais le chemin que j’avais emprunté six semaines auparavant, avec un transport de deux mille soldats qui devaient être échangés par les Allemands contre un même nombre d’Ukrainiens et de Biélorusses.
J’ai su ensuite, par quelqu’un qui a fait partie d’un échange de prisonniers, que Kurpios était avec lui. Je n’ai jamais pu obtenir d’autres nouvelles. Nos chemins ne se sont plus jamais croisés.
Chapitre III Échange et évasion
L’échange des prisonniers eut lieu près de Przemysl xvii , ville située à la frontière russo-allemande fixée par le pacte Ribbentrop-Molotov xviii . Nous atteignîmes notre destination à l’aube et fûmes promptement alignés, douze hommes par rang, dans un champ aux abords de la ville. C’était un jour de froid et de vent, du début de novembre. Une bruine intermittente se mit à tomber dès le matin et continua toute la journée.
Nos vêtements n’étaient plus qu’un assemblage de chiffons et de pièces, restes de nos minces uniformes d’été. Chacun avait fabriqué d’étranges équipements pour se protéger contre le mauvais temps. Pendant les cinq heures d’attente dans ce champ boueux et sans abri, beaucoup d’hommes s’étaient assis et recouverts de claies faites de roseaux et liées ensemble avec des bouts de ficelle.
Les soldats russes qui nous gardaient étaient, comme d’habitude, assez indulgents, dans les limites de la discipline militaire. Je n’ai jamais vu un soldat russe injurier ni battre un prisonnier, si poussé à bout qu’il eût été. La plus grande menace qu’ils nous faisaient était le traditionnel : « Tenez-vous tranquille, ou l’on vous enverra en Sibérie ! » Ils savaient que la Sibérie avait été un épouvantail pour des générations de Polonais.
Beaucoup de soldats russes essayaient de lier conversation avec les prisonniers polonais. J’allais de groupe en groupe, espérant recueillir des informations sur la situation actuelle et sur le sort qui nous était réservé. Les conversations se ressentaient des difficultés linguistiques et je n’appris pas grand-chose. Nos gardiens étaient tous d’accord sur un point : ils étaient offensés parce que nous avions demandé à être placés sous contrôle allemand, et ils s’efforçaient de nous faire voir les conséquences de cet acte de folie. Ils répétaient fréquemment cette remarque, qui finit par résonner dans ma tête comme un proverbe ou un slogan : « U nas vsjo haracho, germantsam huze budiet » (« Chez nous, tout est bien ; avec les Allemands, ce sera pis. »)
Lorsqu’un prisonnier demandait ce que les Allemands feraient avec nous, la réponse était toujours identique :
— Nos chefs ont demandé aux Allemands de vous libérer. Les Allemands ont accepté ; mais ils ont ajouté que vous auriez à travailler durement et ils vous feront trimer.
La plupart d’entre nous étaient contents de quitter les camps soviétiques de prisonniers, mais, tous, nous craignions les Allemands comme la peste. J’avais très peur de vivre sous la domination allemande, mais je n’oubliais pas que je m’évadais pour rejoindre
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