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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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l’armée polonaise. J’étais toujours convaincu qu’il y avait, au moins, des détachements actifs de partisans qui se battaient vaillamment xix .
    Le bruit d’une voiture militaire mit fin à nos discussions. La voiture contenait un chauffeur, deux officiers soviétiques et deux officiers allemands. Chacun offrit poliment aux autres de passer devant. Finalement, les deux officiers russes restèrent triomphalement un demi-pas en arrière. Cette exquise gracieuseté était un étalage de la bonne éducation des officiers, pour le plus grand profit des prisonniers, et ne fut perdue pour personne.
    J’entendis un venimeux persiflage à ma gauche :
    — Comme ces fils de… sont polis entre eux. Qu’ils crèvent tous !
    Cette remarque dangereuse pouvait être entendue. Je donnai à mon voisin un coup de pied dans les tibias sans le regarder. Les officiers passèrent lentement devant nous, sans nous donner aucun ordre. La discipline militaire ne nous était pas appliquée. Nous n’étions que des esclaves, de la monnaie d’échange. Les officiers allemands nous examinaient avec arrogance. L’un d’eux montra du doigt un prisonnier pieds nus, couvert d’une paillasse, sale, hirsute, grelottant de froid, et fit une remarque moqueuse aux trois autres. Cela devait être très drôle, car ils éclatèrent tous de rire.
    Quand ils furent passés, je me retournai vers mon voisin, indigné. C’était un jeune homme de vingt ans à peine, à peu près de ma taille, avec de longs cheveux noirs, un visage pâle, émacié, aux yeux saillants. Son uniforme flottait sur son corps amaigri. Il n’avait pas de casquette.
    — Attention, lui murmurai-je, sinon vous vous retrouverez devant un peloton d’exécution.
    — Cela m’est égal, me répondit-il avec colère, le regard douloureux, la vie est trop compliquée et le monde trop sordide.
    Je fus surpris de l’entendre parler un polonais très pur. Les autres soldats employaient tous des dialectes paysans, ou l’argot des villes. Il était visible que son moral était dangereusement bas.
    — Restons ensemble, lui dis-je un moment après.
    — Bien, monsieur.
    Je souris. Personne ne m’avait appelé « monsieur » depuis des semaines. L’habitude était de nous appeler par nos noms ou par des sobriquets additionnés de jurons.
    Après l’inspection, il fallut marcher deux ou trois kilomètres vers un pont, sur une grande rivière boueuse xx . À l’autre extrémité du pont, comme dans un miroir placé sur le paysage, apparut une horde bigarrée identique à la nôtre. Toutefois, elle était gardée par des Allemands. En les voyant, nous nous rendîmes compte qu’une nouvelle période de notre existence avait commencé : nous allions définitivement passer sous contrôle allemand.
    L’échange des prisonniers, dans la plupart des cas, avait été considéré comme un privilège. Maintenant qu’il avait eu lieu, les hommes se sentaient pleins de regrets, de doutes, d’envie, d’hostilité les uns envers les autres.
    Tandis que le premier groupe d’Ukrainiens et de Biélorusses venait à la rencontre du groupe voisin du nôtre, leur amertume explosa en quolibets dédaigneux. Un énorme Ukrainien commença en criant d’une voix rude :
    — Regardez ces fous-là ! Ils ne savent seulement pas où on les conduit.
    Sa formidable stature impressionna un moment les Polonais, puis l’un d’eux rassembla son courage pour répliquer :
    — Ne vous en faites pas pour nous. Nous savons ce que nous faisons. Nous ne vous envions pas non plus xxi .
    Les Allemands nous rassemblèrent promptement en formations régulières. L’un des officiers qui nous avait passés en revue nous fit un discours qu’on nous traduisit. Il nous assura que nous serions bien traités, bien nourris et qu’on nous donnerait du travail. Pendant que nous nous dirigions vers la gare, les sous-officiers nous confirmèrent ces promesses.
    Avant d’être embarqués, on nous accorda une minute pour boire à la fontaine et remplir nos bidons et nos bouteilles. Une fois dans le train, les gardiens nous lancèrent des pains noirs et des boîtes de miel artificiel, tout en nous criant que cela constituait nos seules provisions pour les deux jours suivants. Nous étions soixante hommes par wagon. Il n’y avait que trente pains. Nous les partageâmes deux par deux en parts égales.
    Le voyage dura exactement quarante-huit heures. Les soldats discutèrent de ce qui nous attendait. La

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