Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
appelait instantanément un châtiment cruel. Durant mon court séjour, je vis au moins six hommes criblés de balles pour avoir prétendument essayé de franchir les barbelés xxii .
Dans le train, j’avais fait la connaissance de trois soldats avec qui j’étais resté à Radom. Lorsque, pendant notre première nuit blanche, nous découvrîmes que nous étions tous aussi décidés les uns que les autres à nous évader à la première occasion, notre association se resserra et devint une sorte de société avec des statuts précis, dans laquelle talents, biens et connaissances étaient mis en commun. Deux d’entre eux étaient des paysans, d’humeur égale, sûrs et courageux, qui n’avaient nullement été découragés par nos infortunes. Le troisième était un de ces individus extraordinaires que j’ai rencontrés quelquefois dans cette guerre et dont la seule présence illuminait et rendait supportables les périodes de tristesse sans espoir. Son nom était Franek Maciag ; il avait été mécanicien dans les faubourgs de Kielce, avant la guerre. C’était un homme d’environ trente ans, robuste et épais, avec des cheveux noirs en brosse qui avaient la force et la consistance de l’acier et faisaient l’objet de constantes plaisanteries. Il était intelligent et capable, confiant dans notre habileté à rouler les Allemands pour qui il éprouvait une haine et un mépris extrêmes. Il avait réussi à conserver en grande partie un fond de gaieté et de chaleur qui était sans prix.
Quand nous fîmes l’inventaire de nos ressources, nous découvrîmes que nous possédions toute une collection d’objets utiles. Les paysans avaient sauvé plusieurs paires de chaussettes et de guêtres intactes ; l’un d’eux avait gardé des ustensiles de cuisine qui avaient appartenu à son père pendant la Première Guerre mondiale. Franek possédait un rasoir, un canif et une centaine de zlotys cousus dans sa doublure. C’était une bonne nouvelle pour nous quand nous avions appris d’un cheminot, à Lublin, que la monnaie polonaise avait encore cours, bien que sa valeur ait bien diminué. J’avais mon médaillon en or de Notre-Dame d’Ostra Brama à mon cou et deux cents zlotys dans la semelle de mon soulier.
Je profitais du courage et du sens pratique innés de ces trois hommes chaleureux et dévoués. En retour, voyant que j’avais une certaine culture et que je connaissais l’allemand, ils comptaient sur moi pour les conseiller et les diriger. Je crois qu’ils avaient deviné que j’étais un officier déguisé ; mais ils n’essayèrent pas de me questionner. Très vite, Franek me donna le surnom de « professeur », et « professeur » je restai. Notre petite corporation s’avéra être un arrangement très satisfaisant.
Nous nous mîmes aussi d’accord pour qu’un seul d’entre nous allât chercher nos rations à tous les quatre, cela évitait de multiples allées et venues à la « cuisine » fréquemment visitée par un sous-officier allemand muni d’une cravache qu’il faisait tournoyer de façon menaçante, sous prétexte de remettre de l’ordre, ou sans prétexte du tout. C’était lui également qui était chargé de voir si nous étions réveillés à l’heure, fonction qu’il remplissait avec l’aide persuasive de sa cravache et de ses lourdes chaussures à clous. Nous nous aidions aussi dans la recherche de la nourriture qui commença trois jours après notre arrivée.
Le camp était situé dans les faubourgs de la ville et nous remarquâmes que des mains invisibles jetaient constamment des paquets enveloppés dans du papier, par-dessus les barbelés, à des endroits variables. Ces paquets contenaient le plus souvent du pain et des fruits, quelquefois des morceaux de lard, de l’argent et même des chaussures usagées, mais qui pouvaient encore servir et n’avaient pas de prix à nos yeux. Dans le camp, les nouvelles se propageaient comme l’éclair et, chaque jour, on pouvait voir les hommes se presser en foule pour fouiller les buissons près des barbelés, à la recherche de ces trésors.
Je dois reconnaître que je faisais preuve d’une grande ingéniosité dans ces recherches. Je remarquai que les paquets étaient lancés plus souvent à un endroit où, seuls, les prisonniers échangés pouvaient venir, et non les prisonniers faits par les Allemands. C’était un lieu recouvert de buissons, derrière nos latrines. J’y vins le plus que je pus et
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