Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
secouant la tête. Puis-je faire quelque chose pour toi, Lili ? Puis-je t’aider en quoi que ce soit ?
Elle ne répondit pas. On eût dit qu’elle n’avait rien entendu. Naguère, rien ne lui échappait ; aujourd’hui, elle avait acquis la faculté de rejeter tout ce qui ne se rapportait pas à l’unique sentiment qui la possédait.
— Tu ferais bien de te raser, dit-elle avec calme. Ensuite, je te donnerai de l’argent.
Quand je fus prêt, je retournai dans le salon. Elle était assise sur la même chaise que la veille, en face de la photo. Quand j’entrai, elle se leva, alla au bureau et sortit d’un tiroir trois bagues, une montre en or et quelques billets. Elle s’approcha de moi et me les mit dans la main.
— Je n’en ai pas besoin, dit-elle. Prends-les.
Je les ai glissés dans ma poche. Je voulais la remercier, mais ne pus trouver aucun mot. Elle alla à la porte d’entrée, je la suivis, gêné et oppressé. Elle ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dans le couloir pour voir s’il n’y avait pas quelque présence suspecte. Je lui mis la main sur l’épaule et, la regardant intensément, je répétai : « Ne puis-je rien pour toi ? »
Elle se tourna vers moi et, pour la première fois, me regarda droit dans les yeux avec une expression poignante qui me saisit. En silence, elle tendit la main vers la porte.
Quand je sortis, la pluie avait cessé ; le ciel était nuageux et triste, la rue presque déserte. Sur l’autre trottoir, une femme aux cheveux gris se hâtait, serrant étroitement contre elle un paquet ; deux enfants, une fille et un garçon, étaient assis un peu plus loin sous un porche, leurs vêtements étaient en loques, leurs visages pâles avaient un air vieillot et sérieux. Sans raison, sauf peut-être pour éviter les yeux des enfants, je changeai de direction et me mis à marcher au hasard, rapidement.
Au bout d’une demi-heure, je m’arrêtai à un carrefour et essayai de m’orienter. C’était un endroit que j’avais beaucoup fréquenté autrefois, mais que je reconnaissais à peine tant il avait souffert des bombardements. Tout près de là, habitait un de mes amis, que sa santé fragile avait empêché d’être soldat. Au milieu de si grands changements, il était peu probable qu’il habitât encore à la même adresse. Pourtant, je décidai d’y aller.
Chapitre V Le commencement
Il s’appelait Dziepaltowski. C’était un de mes amis les plus proches depuis plusieurs années, bien qu’il eût trois ou quatre ans de moins que moi. Je terminais ma troisième année de droit à l’université Jean-Casimir de Lviv et lui s’apprêtait à passer son baccalauréat lorsque nous fîmes connaissance. Il m’inspirait de l’admiration et du respect, tout d’abord par son immense talent musical et la manière dont il jouait du violon. Ensuite, parce qu’à la différence de bien d’autres musiciens, il aimait et comprenait les autres arts et, par sa culture, correspondait au type même de l’homme de la Renaissance.
Ses parents étaient pauvres. Il ne devait son succès qu’à son travail acharné et à ses sacrifices et abnégation de tous les instants. Le violon était pour lui l’essentiel : à la fois objet de passion et de vénération. Il ne considérait son talent ni comme un privilège fortuit, ni comme un avantage précieux, mais comme un don divin qui exigeait de lui en retour les plus grands efforts. Il donnait des leçons aux élèves moins avancés de l’école de musique, dont il était très aimé. Je le rencontrais souvent dans la rue, courant d’une leçon à l’autre, hors d’haleine, trop affairé pour m’adresser autre chose qu’un signe de la main, ou un bref « salut ! » lancé du marchepied du tramway.
L’argent qu’il gagnait ainsi, il ne le dépensait jamais en frivolités, pour lesquelles il avait peu de goût, mais en leçons de musique, en livres, afin de parfaire sa culture générale et de servir sa carrière. Son style de vie austère et son intransigeance compliquaient ses relations avec sa famille, ses maîtres et ses amis. Car, en dépit d’une timidité et d’une modestie congénitales qui le tenaient éloigné des gens et de toute vie mondaine, il croyait ardemment en l’importance de la musique et montrait un respect, parfois irritant, pour son propre talent xxix .
Une discussion sur la musique, une plaisanterie ou une moquerie sur ses dons, et le doux, le timide Dziepaltowski devenait un
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