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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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volonté l’eût tirée en arrière, comme si elle eût été sur le point de tomber et de s’évanouir. La vitalité qui avait été sa caractéristique la plus saillante, sa façon de réagir instantanément à chaque mot, à chaque geste, avait totalement disparu. Elle me semblait complètement étrangère. Son regard morne était fixé sur un objet placé de l’autre côté de la pièce, à ma droite ou derrière moi ? Je me retournai, presque impoliment, et vis sur le bureau, adossée au mur, une grande photographie de son mari, prise dix ans auparavant. Le visage était jeune, beau, illuminé par un large sourire heureux. Elle le contemplait fixement et ne remarqua pas mon mouvement.
    — Qu’est-il arrivé ? demandai-je anxieusement. Qu’est-ce qui ne va pas ? Où est Alexandre ?
    — Il est mort, on l’a arrêté il y a trois semaines ; on l’a interrogé et torturé, puis il a été fusillé.
    Sa voix était calme. Le chagrin semblait avoir émoussé ses émotions et elle n’était plus capable d’affliction ni de douleur. Elle continuait de fixer la photo, comme hypnotisée. Je compris qu’elle me donnait ces détails pour éviter d’autres questions. Je me retins de les poser, demeurant silencieux et désemparé. Toute parole, tout mouvement même eussent été déplacés. Elle souhaitait éviter à tout prix toute espèce d’agitation nouvelle.
    Enfin, elle parla, toujours sans détourner les yeux de la photo :
    — Tu ne peux rester ici longtemps. C’est trop dangereux. La Gestapo pourrait venir ; il est possible qu’elle te recherche. J’ai peur d’eux.
    Je me levai pour partir. Pour la première fois, elle tourna la tête et me regarda ; elle parut remarquer mon épuisement, la boue, les guenilles, ma pâleur… Son expression ne changea pas. Ses yeux se posèrent de nouveau sur la photo.
    — Tu peux passer la nuit ici, demain matin tu prendras quelques-uns de ses vêtements et tu partiras.
    Elle se replia alors complètement sur elle-même, et ne fit plus du tout attention à moi. Je me sentais un intrus. Doucement, sur la pointe des pieds, je quittai le salon et fis le tour de l’appartement que je connaissais si bien. Il avait peu changé. Sans aide, évidemment, elle arrivait encore à le tenir impeccablement propre. Je n’avais pas remarqué jusqu’alors combien il faisait froid. Le combustible devait être rare à Warszawa. L’office était vide. Elle n’avait sans doute ni la force, ni la volonté d’aller à la recherche de quelque nourriture. Dans la salle de bains, je trouvai un morceau de savon bon marché et je me nettoyai de mon mieux, à l’eau froide. Quand j’eus fini, j’allai dans l’entrée et regardai par la porte ouverte du salon : ma sœur était assise dans la même position rigide, pâle et immobile. C’était comme si je ne l’avais jamais connue, sa peine était pour moi quelque chose d’impénétrable.
    Je traversai le corridor pour aller dans le bureau de son mari. Il n’avait pas changé, le même canapé de cuir, les mêmes livres scientifiques, les mêmes revues. Je sortis une couverture d’un placard et me dévêtis avec soin, posant mes affaires sur une chaise. Je m’agitai fiévreusement sur le canapé pendant un moment, puis sombrai dans un profond sommeil.
    Il était près de midi quand je m’éveillai. La lumière était grise et sur la vitre glissaient de minuscules gouttes de pluie. Mon corps était lourd de sommeil et je me sentais encore très fatigué mais très conscient d’avoir dormi plus longtemps que je ne l’aurais voulu. Je me tirai péniblement du lit et choisis dans la penderie un complet de couleur neutre. Je trouvai dans le bureau une chemise et une cravate. Quand je fus habillé, je traversai le corridor. La porte du salon était fermée. Je l’ouvris et jetai un regard timide à l’intérieur. Ma sœur était en train d’épousseter les meubles, levant et abaissant le bras d’un geste las et méthodique. Quand elle entendit la porte s’ouvrir, elle s’arrêta et se tourna sans hâte vers moi, comme si elle m’avait attendu. Un éclair fugitif illumina son visage lorsqu’elle reconnut les vêtements que je portais.
    — Il faudra bientôt partir, dit-elle sans préambule.
    Elle continuait de poser son regard à côté de moi, refusant de prendre pleinement conscience de ma présence, protégeant son chagrin contre toute intrusion.
    — De quoi as-tu besoin ?
    — De rien, fis-je en

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