Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
était moins timide et moins arrogant. Son visage délicat d’adolescent était toujours mince, mais avec des traits plus virils, plus déterminés. La défaite de la Pologne l’avait attristé mais non point désespéré ni abattu.
Quand je lui demandai ce qui se passait à Warszawa, il sourit :
— Cela ne va pas si mal que le pensent certains, répondit-il sur un ton singulier, énigmatique.
— Mais tout semble si épouvantable, protestai-je. Ce n’est plus la même ville. Nous n’avons plus de patrie. Je ne puis blâmer les gens d’être sombres ou pessimistes.
— Tu parles comme si la Pologne était le seul pays en guerre, dit-il avec une pointe d’indignation. On dirait que tu penses que la dernière bataille a été livrée. Tu devrais être plus raisonnable. Il nous faut être courageux et penser à l’avenir, et non pas gémir sur le présent.
Mon pessimisme l’avait évidemment troublé. Je me rendis compte que mon ton avait pu lui faire sentir que, quel que fût le mode de vie qu’il avait adopté, il était critiquable puisque c’était celui d’un homme qui avait peu souffert de la guerre. Je décidai de changer de tactique :
— Bien sûr, dis-je, je sais que les Alliés gagneront tôt ou tard ; mais, en attendant, il nous faut vivre ici. L’impossibilité de faire quoi que ce soit affecte les gens. C’est bien naturel.
Il m’observait avec beaucoup d’attention, tandis que je faisais cette remarque.
— Jan, dit-il, en baissant légèrement la voix et parlant très lentement, tous les Polonais ne sont pas résignés à leur sort.
Ces paroles avaient une signification cachée, que je ne saisissais pas. J’attendis qu’il ajoutât quelque chose, mais il s’appuya au dossier de son fauteuil, tout occupé, semblait-il, à se caresser les cheveux. Je m’émerveillai de la sûreté et de la confiance qui émanaient de lui. Tous les gens que j’avais vus à Warszawa se conduisaient comme s’ils étaient à bout de ressources. Ils avaient renoncé à contrôler les événements, désespéraient et se laissaient aller à la dérive. Dziepaltowski avait évidemment trouvé une occupation qui lui donnait satisfaction, mais je ne parvenais pas à imaginer ce que c’était.
— Qu’as-tu fait jusqu’à présent ? Tu parais être satisfait de tes activités.
— Je ne me laisse pas abattre ; je lutte pour ne pas être démoralisé.
C’était une réponse délibérément évasive. Il était inutile d’insister. Il me confierait son secret à l’heure choisie par lui, ou le cacherait jalousement. Je regardai ses longs doigts agiles qui remuaient sans cesse. Dans un coin, je remarquai une énorme pile de partitions de morceaux de musique soigneusement rangés, et par-derrière, presque caché, le pupitre. Je ne voyais nulle part l’étui à violon.
— Comment va ton travail ? demandai-je. Prends-tu toujours des leçons ?
Il secoua tristement la tête.
— Non. Je m’entretiens un peu, c’est tout.
— C’est stupide ; tu devrais continuer à travailler. Sans quoi tu perdras tout ce que tu as tant peiné à acquérir.
— Je le sais. Mais je n’ai ni le temps ni l’argent. De plus, je ne pense plus que ce soit si important… du moins pour le moment.
Dziepaltowski avait changé encore plus complètement que je ne l’avais pensé. Je me rappelais le temps où, si je lui avais exprimé cette opinion, il m’aurait arraché les yeux !
Il se leva brusquement, se pencha vers moi et posa sur mon épaule une main protectrice.
— Il ne faut pas mal interpréter ce que je viens de dire. Les conditions d’existence à Warszawa sont mauvaises, très mauvaises. Un homme comme toi, jeune, vigoureux, court un danger constant. Tu peux être ramassé n’importe quand et envoyé dans un camp de travail forcé. Fais très attention. Évite d’aller voir ta famille. Si la Gestapo a appris ta fuite, cela signifierait pour toi le camp de concentration. Ils te recherchent peut-être déjà.
— Je ne vois pas comment.
— Ils ont toutes sortes de façons de savoir. Sois prudent. As-tu des projets ?
— Aucun.
— As-tu des papiers ? de l’argent ?
Je sortis de ma poche ce que m’avait donné ma sœur et le lui montrai. Il se détourna et fit quelques pas vers la fenêtre, l’air songeur, puis revint vers moi :
— Il te faut d’autres papiers. Aurais-tu le courage de vivre sous un faux nom ?
— J’y arriverais, je suppose. Cela ne
Weitere Kostenlose Bücher