Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
en vînmes à nos occupations présentes. Nous n’étions ni l’un ni l’autre autorisés à parler de notre situation. Nous nous sommes rendu compte que nous devions tous les deux retourner en Pologne, malheureusement nous n’avions pas le droit d’aborder ce sujet. Nous échangeâmes pourtant nos adresses à Paris, puis j’entrai dans le bureau du général.
Sikorski était un homme d’environ soixante ans : il se tenait très droit et donnait l’impression d’une excellente santé. Ses manières et ses gestes policés trahissaient une influence française. Rien d’étonnant car, pendant la période où il fut dans l’opposition à Pilsudski, il avait vécu plusieurs années en France et s’était profondément attaché à ce pays. Il s’était fait beaucoup d’amis dans les milieux politiques et militaires. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, il était resté en contact étroit avec l’État-Major général français et beaucoup de chefs militaires français le considéraient comme un stratège de haute valeur lxi .
Nous n’eûmes qu’une conversation très brève dans son bureau et il me donna rendez-vous pour déjeuner au café Weber le lendemain.
Nous nous retrouvâmes dans le hall du restaurant : une table nous était réservée à l’écart. Nous nous assîmes et je commandai des apéritifs. Sikorski s’excusa :
— Lieutenant Karski, me dit-il, avec un sourire, permettez-moi de ne pas boire avec vous ; je ne suis que trop obligé de le faire à des banquets diplomatiques, et je suis immanquablement malade ensuite.
Il était extrêmement courtois et affable, s’enquit de mon passé et de mes projets d’avenir, écouta mes réponses avec un intérêt bienveillant. Nous discutâmes la situation militaire. Sikorski admettait que l’armée allemande était formidable, mais il avait foi dans la victoire finale de la France. Il ne voulut pas se risquer à donner son opinion sur la durée de la guerre.
— Indépendamment de mon opinion, dit-il, la Résistance doit compter avec une guerre longue et agir en conséquence. Je tiens à ce que vous le transmettiez, lieutenant. Il ne faut pas se faire d’illusions.
Ses remarques et considérations laissaient voir ses conceptions de l’avenir du pays.
— Pour la Pologne, il ne s’agit pas seulement d’une guerre d’indépendance. Il ne s’agit pas simplement de revenir au statu quo d’avant le 1 er septembre 1939. Nous ne pouvons pas ressusciter mécaniquement un passé qui, dans une certaine mesure, est responsable de notre désastre. Rappelez-vous bien cela, là-bas. Qu’ils n’oublient pas que nous ne combattons pas seulement pour une Pologne indépendante, mais pour un nouvel État démocratique européen, assurant à tous ses citoyens les libertés politiques et le progrès social. Malheureusement, nos gouvernants d’avant guerre pensaient que la Pologne devait se développer sous des gouvernements à poigne, et non dans l’esprit de la démocratie. C’était contraire à notre tradition nationale et à l’esprit de l’Europe. Cela ne doit pas recommencer et ces responsables ne doivent pas revenir au pouvoir. Il faut que la Pologne d’après guerre soit reconstruite par les partis politiques, les unions syndicales, et les citoyens : les hommes d’expérience et de bonne volonté, et non par quelque caste privilégiée.
» Je sais, continua-t-il, que beaucoup de mes compatriotes ne comprennent pas encore mon langage. Mais vous et vos amis, la jeunesse polonaise, vous me comprendrez. C’est sur vous que je compte. Réglons d’abord nos affaires avec l’Allemagne, puis nous nous mettrons à la lourde tâche de la reconstruction.
À la fin du déjeuner, il suggéra que nous nous rencontrions une seconde fois dans un hôtel d’Angers. Là, je lui exposai le point de vue des chefs de la Résistance sur la nécessité d’une organisation unifiée et sur la structure de celle-ci. Sikorski fut presque entièrement d’accord avec Borzçcki. Le mouvement, dit-il, ne doit pas être confiné dans la fonction de résistance à l’occupant mais prendre la forme d’un État. Tout l’appareil étatique doit être recréé et maintenu à tout prix. L’armée clandestine doit être une partie intégrante des structures de l’État et non un agrégat de multiples groupes de combat unis seulement par l’idée du combat contre l’ennemi. Je me souvins alors de l’air buté du chef militaire de Lviv et
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