Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
Vom Netzwerk:
pas perdu lxxxi .
    L’article ne contenait pas grand-chose d’autre. Je laissai le journal glisser à terre et je fermai les yeux.
    Chaque jour, quand le docteur venait dans ma chambre pour m’examiner, je lui demandais de me donner les dernières nouvelles concernant l’Angleterre. Souvent, il ne pouvait pas parler : les gardes étaient trop près de nous. Mais, en se penchant sur moi, il s’arrangeait pour me glisser quelques mots à l’oreille. Il me parlait de Dunkerque, du bombardement de l’Angleterre. Il me parlait de l’invasion allemande imminente, du moral assez bas de la population civile anglaise, des luttes au sein du Cabinet anglais. Les nouvelles étaient mauvaises et il était pessimiste. L’Angleterre n’aurait plus qu’à se rendre dans quelques jours. L’Allemagne était invincible.
    Mais je n’étais pas abattu. J’avais l’impression que ces informations étaient glanées à des sources allemandes et je connaissais l’habileté de Goebbels à donner une apparence de vérité à toutes les interprétations favorables aux desseins nazis. Je ne faisais pas de commentaires. J’avais séjourné en Angleterre en 1937 et 1938. Il y avait des choses que je n’aimais pas dans le caractère national des Anglais. Ils étaient secs et guindés. Beaucoup ne comprenaient pas l’Europe continentale et ne s’en souciaient guère. Mais ils étaient opiniâtres, forts, réalistes. Un Français, ou un Polonais, avec leur amour exagéré des grands gestes, peuvent se suicider face à un échec, un Anglais jamais. Même le ré-embarquement de Dunkerque, si bouleversante qu’en ait été la nouvelle, ne pouvait ébranler ma conviction. Je savais que cette nation d’hommes d’affaires, d’organisateurs, de colonisateurs et d’hommes d’État, avait la faculté d’évaluer sa propre force, qu’elle savait où et comment utiliser sa puissance. De tels hommes ne se hasardent pas à jouer s’ils n’ont en main qu’un jeu exécrable. S’ils résistent encore, me disais-je, c’est qu’ils ont calculé et qu’ils ont vu qu’ils avaient une chance de gagner.
    Le septième jour, de bon matin, deux hommes de la Gestapo entrèrent dans un bruit de bottes. L’un d’eux jeta un paquet de vêtements sur mon lit et, se tournant vers son acolyte, lui dit :
    — Aide-le à s’habiller et presse-toi. Je n’ai pas envie de m’éterniser toute la journée dans cette morgue.
    Le plus petit des deux, un individu d’une quarantaine d’années, chauve et décharné, s’avança vers mon lit, l’air faraud. Je ne dis rien. J’étais étendu, les yeux mi-clos, l’air complètement épuisé. Son visage rougit de colère.
    — Debout, cochon de Polonais ! hurla-t-il. Ce truc-là ne prend pas avec nous.
    Ses cris firent accourir le docteur bouillant d’indignation.
    — Qu’est-ce que c’est que tout ce tapage ? Pourquoi voulez-vous faire lever cet homme ? gronda-t-il. Il est très malade. Il ne peut pas être transporté.
    — Ah ! vraiment ? lui répartit insolemment le grand policier affalé sur son siège, eh bien ! vous, docteur, occupez-vous de vos pilules. Les prisonniers, c’est notre affaire.
    — Mais je vous dis que si vous le sortez d’ici, il fera long feu. Son traitement doit être continué.
    Le grand escogriffe hocha la tête dans un mouvement de compassion burlesque, tandis que son compagnon ricanait stupidement :
    — J’écrirai à sa mère…
    Le docteur était devenu livide de colère étouffée. Il arracha les vêtements des mains du plus petit.
    — Je vais l’aider à s’habiller, dit-il brièvement.
    Les deux agents de la Gestapo s’assirent et allumèrent des cigarettes. Pendant qu’il boutonnait ma chemise, le docteur murmura à mon oreille :
    — Faites le malade autant que vous le pouvez. Je téléphonerai.
    J’acquiesçai imperceptiblement, pour indiquer que j’avais compris. Nous prîmes le corridor faiblement éclairé. J’étais soutenu par les hommes de la Gestapo. Mes bras étaient encore dans des gouttières et il fallait qu’ils soient maintenus à distance du corps. À la sortie de l’hôpital, je fis comme si j’étais sur le point de m’écrouler. Je chancelais et zigzaguais sous la lumière crue du soleil. Les policiers me prirent à bras-le-corps et, tout en jurant entre leurs dents, me poussèrent dans une automobile qui nous attendait devant l’hôpital.
    Nous démarrâmes. L’air vif qui filtrait par la vitre me ranimait.

Weitere Kostenlose Bücher