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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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À la dérobée, je respirais profondément. Mais chaque fois que je sentais leurs yeux sur moi, je manifestais de nouveaux symptômes. Mon jeu dut paraître convaincant. Le grand policier commanda au chauffeur de ralentir.
    — Méfie-toi des trous, grogna-t-il. Nous ne voulons pas que cet oiseau nous fasse une hémorragie… Nous devons le maintenir en bonne forme…, ricana-t-il méchamment.
    Nous approchions des portes de la prison. Les murs grisâtres se dressaient devant moi, vagues, menaçants, effrayants, et incapables de faire naître le moindre espoir. J’eus envie de me jeter hors de la voiture. Mais avant que j’eusse pu prendre une décision, les roues s’arrêtaient dans un grincement. Le plus petit me poussa du coude.
    — Sors, mon chéri, minauda-t-il stupidement. Te voilà rendu chez toi.
    Je le regardai, comme si j’avais perdu tout contrôle de ma volonté et je restai assis, raide et muet. Le grand gardien ouvrit la portière et descendit. L’autre me fit pivoter et me poussa dans les bras de son collègue. Ils me traînèrent jusqu’à la porte du bureau de la prison. En franchissant le seuil, j’entrevis l’un de mes anciens inquisiteurs, le spécialiste en urbanité. Puis je trébuchai volontairement, feignant de m’effondrer, et je m’affaissai sur le sol.
    Le jeune fonctionnaire de la Gestapo les encouragea ironiquement.
    — Pendant combien de temps allez-vous le dévisager ? Il ne risque pas de s’envoler jusqu’à sa cellule. Si ce n’est pas trop vous demander, voulez-vous l’installer et lui apporter un peu d’eau ?
    Les deux acolytes me relevèrent en bougonnant. Ils me portèrent à ma cellule sans grande délicatesse et me déposèrent sur le lit. L’un d’entre eux alla chercher de l’eau, et m’en répandit sur le visage et sur le corps. Puis ils se retirèrent tous les deux.
    Après de vaines tentatives pour dormir, j’y renonçai et j’ouvris les yeux. Je regardai une croix que j’avais dessinée avec un morceau de charbon, peu de temps avant de m’être ouvert les veines. Au-dessous, j’avais inscrit une ligne d’un poème de mon enfance dont je me souvenais vaguement : « Je t’aime… ô ma patrie adorée. »
    Je répétais ces mots sans me lasser. Cette incantation exerçait sur moi un étrange effet d’apaisement, et bientôt je m’endormis profondément.
    Au bout de deux ou trois heures, je me réveillai plus dispos, les nerfs moins à vif. Dans ma cellule était assis le bienveillant gardien slovaque. Un paquet rond reposait sur ses genoux. Il me salua doucement, mais avec beaucoup de chaleur.
    — Je suis heureux de vous voir, commença-t-il.
    Puis il s’arrêta, tout confus :
    — Je ne sais pas ce que je dis, je suis un vieux fou maladroit. Je veux dire…
    — Je sais ce que vous voulez dire, dis-je en souriant. Merci, mon bon ami.
    Il défit le paquet et me tendit une tranche épaisse de pain blanc et une pomme.
    — C’est de la part de ma femme, dit-il.
    — Remerciez-la pour moi.
    — Mais mangez donc. Vous devez avoir faim.
    Il attendit avec une courtoisie instinctive que j’eusse fini de manger. Puis il secoua doucement la tête.
    — Je n’oublierai jamais le jour où je vous ai trouvé dans la cellule avec le sang qui jaillissait de vous comme d’un tuyau d’arrosage.
    — C’est vous qui m’avez trouvé ? Comment avez-vous su ce que j’étais en train de faire ? Ce n’était pas l’heure de vos rondes.
    — Je vous ai entendu gémir et vomir. J’ai regardé par le judas et je vous ai vu, gisant, tout ratatiné et couvert de sang. Vous n’auriez pas dû faire une chose pareille, ajouta-t-il solennellement. C’est un péché, et tout le monde a une raison de vivre.
    Je pensai qu’il était bien facile de philosopher sur la douleur et la torture quand ce sont les autres qui en sont victimes. Comment expliquer qu’après avoir atteint un certain degré de souffrance, la mort paraisse le plus grand des privilèges ? J’essayai de le lui faire comprendre, en soulignant dans les termes les plus simples que les hommes dans mon état n’ont plus devant eux que la perspective d’intolérables tortures et un avenir complètement fermé. Il m’écouta avec attention et, quand j’eus terminé, il croisa les mains autour de ses genoux et se balança sur son tabouret en réfléchissant :
    — Je crois toujours, dit-il à la fin, que c’est un crime que d’essayer de se tuer. Vous dites que l’avenir

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