Monestarium
lui que pour le menacer.
Jaco s’était convaincu que son sort
n’était guère plus faste que celui d’une bête de somme. Il devait découvrir que
les créatures humaines savent se traiter plus durement que des bœufs de trait.
Des bêtes. Ils étaient devenus des
bêtes dans cette tribu de hors-vie, se reniflant l’entrejambe pour déterminer
la supériorité des uns sur les autres. Les plus faibles étaient écrasés, pis
que dans une meute de loups. Ils entrapercevaient parfois les puissants, les
rares chevaliers qui résistaient encore au mal. Ceux-là étaient logés dans un
autre bâtiment, pourvu de chambres. Jaco ne les enviait pas. La mort hideuse
rampait aussi dans leur direction. Les petits conforts dont ils jouissaient ne
la tiendraient pas à distance.
Mais eux étaient devenus des bêtes.
Entassés, bousculés, encouragés par leurs geôliers à crever au plus vite, ils
se retournaient contre eux-mêmes plutôt que de s’allier pour résister.
Pourtant, Pauline ne quittait pas l’âme de Jaco. Sans doute était-ce grâce à
son sourire creusé d’une seule fossette qu’il n’avait pas sombré dans le
désespoir.
Après quelques semaines passées à
osciller entre la stupeur et l’angoisse, Jaco en était parvenu à une
ahurissante conclusion : il avait eu de la chance. Sa chance se nommait
Pauline. Sa chance avait un teint de lait tiède, des cheveux châtaigne et des
yeux noisette. Grâce à sa jolie chance, il conserverait son âme jusqu’au bout.
Il s’était écarté des autres, de la
haine qui les empoisonnait peu à peu, de leur souffrance, pour se consacrer
seulement à ses souvenirs de Pauline, de leur vie d’avant. La promiscuité
d’étable à laquelle on les avait contraints interdisait la moindre intimité. Il
s’était donc aménagé un nid confortable dans son esprit. Un imprenable nid. Il
avait cessé de les écouter, cessé de leur parler, se contentant de leur
sourire, l’air vague et benêt, afin de ne pas attiser leur colère. Certains,
les plus forts, n’attendaient que cela : un regard, un mot, presque rien
afin de s’en prendre à quelqu’un, n’importe qui, dans l’imbécile espoir d’avoir
moins mal. De Jaco le Ribleur, il était devenu Jaco le Simple. Sa prétendue
crétinerie lui avait garanti un univers de calme en ces lieux de peur et de
rage.
Depuis quelques jours, des rumeurs
au sujet de leur prochain transfert circulaient. Célestin l’Ours – qui devait
son surnom à la toison qui lui couvrait tout le corps ainsi qu’à sa force
herculéenne, sans oublier sa mauvaiseté – avait éructé qu’on ne les déplaçait
que pour les achever. En dépit du grain d’orge qui lui servait d’intelligence,
Célestin était devenu le maître de leur troupe, le seigneur des lépreux. La
brute sans cervelle n’avait pas hésité à occire deux de ses compétiteurs afin
d’affirmer sa suprématie. Leurs cadavres avaient vite été incinérés par les
gardiens. Les fumées noirâtres et nauséabondes qui s’étaient élevées des
bûchers improvisés avaient découragé d’autres prétendants au trône de leur
petite cour des miracles. L’Ours régnait donc sans partage et Jaco lui servait
de bouffon, un rôle finalement confortable puisqu’il lui valait quelques égards
de tous, notamment des filles, et même de ce finaud d’Éloi qu’il avait un peu
supplanté dans la confiance de Célestin. Ce dernier ajoutait la bêtise à la
superstition. Sa récente promotion au titre de « seigneur des
lépreux » n’avait fait que le conforter dans sa certitude d’avoir toujours
raison. Il était assez facile à manipuler pour peu qu’on le flattât dans le
sens de son poil rêche et qu’on l’approuvât béatement, tout en le menant où
l’on souhaitait. Les plus énormes flagorneries émaillaient maintenant le
discours de Jaco, qui n’appelait l’Ours que « mon bon maître » ou
« mon magnifique seigneur ». Jaco le Simple était de bon conseil et
l’autre, si obtus fût-il, s’en était rendu compte. L’Ours avait évité quelques
vilaines mutineries grâce à son bouffon conseiller. Il voulait croire que
c’était Dieu lui-même qui avait placé le Simple sur son chemin afin de l’aider
à régner. Grand bien lui fasse. Jaco, ex-Ribleur, n’était pas de force à
résister très longtemps dans ce purgatoire que, justement, Dieu avait oublié.
Il avait besoin de la protection de l’Ours, tout en la sachant fluctuante.
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