Monestarium
Une
meute. Voilà à quoi on les avait contraints de ressembler. Certes, ils avaient
vite retrouvé le chemin de la fauverie, sans doute parce que ses lois
permettent de survivre lorsque tout vous condamne à mourir et que l’espoir a disparu.
Comme dans une meute, il suffirait qu’un jour l’Ours montre les crocs contre
lui pour que le reste de la coterie se jette à sa gorge, ce menteur d’Éloi en
tête. Jaco se méfiait de cette bête-là. La grande brute d’homme abritait une
intelligence beaucoup plus vive qu’on ne l’aurait supposé.
Un coup de pied tira Jaco de son
demi-sommeil. Il se redressa en sursaut. Un garde le toisait, cramponnant sa
hallebarde. Il posa le doigt sur ses lèvres afin de le faire taire et murmura,
agacé :
— Bouge-toi, le ladre.
— Que…
Les pires fables couraient. Ceux qui
les colportaient prétendaient les détenir d’une source certaine : un
garde, un prêtre, un mire. On en faisait parfois sortir un ou deux afin de les
occire à l’extérieur dans le but de réduire leur nombre. On les ligotait et on
les jetait par jeu aux bêtes sauvages. On leur lestait les jambes avant de les
précipiter dans un lac. Jaco n’y croyait qu’à demi, mais quand même. Pourquoi
le tirait-on du sommeil en prenant garde de ne pas réveiller ses compagnons de
misère ?
— Suis-moi. Hâte-toi, on te
demande, chuchota l’autre avec un regard apeuré pour les autres dormeurs
couchés à même la paille qui jonchait le sol.
La mise du cavalier qui patientait
au-dehors de la maladrerie surprit Jaco. Il s’agissait, à n’en point douter,
d’un bourgeois aisé ou d’un secrétaire de seigneur. Le grand homme émacié, au
visage si buriné qu’il eut été impossible de lui donner un âge, lui fit signe
d’avancer et congédia le garde indécis d’un geste énervé de la main.
— Es-tu bien celui qu’on
appelle Jaco le Ribleur ?
— Si fait, monseigneur.
— Reculons-nous de quelques
toises. S’il te prenait l’envie de fuir, Michel, là-bas, se ferait fort de te
rattraper et de punir ton escapade.
Jaco tourna la tête et découvrit,
adossé à un tronc, bras croisés sur un torse de buffle, un titan qui ne le
quittait pas des yeux.
— M’écouteras-tu sans tenter de
folie ? reprit l’homme.
Jaco acquiesça d’un mouvement de
tête.
Ils s’écartèrent et l’homme démonta.
Il dépassait Jaco d’une bonne tête et lui évoquait un grand oiseau maigre et
déplumé. Il le fixa d’un regard bleu pâle, implacable.
— Ainsi, tu es l’époux de cette
Pauline. Une brave jeune femme… imprudente, toutefois.
À la mention de ce prénom, la gorge
de Jaco se serra. Il ne put répondre que par un nouveau hochement de tête.
Soudain, une épouvantable certitude germa dans son esprit. Il sentit son cœur
lui remonter dans la gorge et gémit :
— Elle est… morte, c’est
cela ?
Le regard qui l’épinglait changea.
Une sorte de douceur s’y mêla.
— Non. Elle est vive, bien que
se morfondant dans l’une des cages de femmes du grand bailli. En attendant son
jugement.
— Dieu tout-puissant, soupira
Jaco, que le soulagement faisait frissonner.
— Ainsi donc, ton épousée avait
raison.
— Je ne…
— Peu importe ce que tu comprends,
le coupa l’autre. (Il sembla réfléchir avant de lâcher :) Je veux croire
que ce soin, cette inquiétude que vous avez l’un de l’autre, malgré vos
tourments, est un gage de ton honneur. Selon elle, la maladie qui te défigure
progressivement est une autre preuve de ta dignité puisque tu l’as contractée
au service de ton maître quand tu aurais pu le fuir.
— Il était juste et de bon
cœur.
— Je sais cela.
— Mais vous, n’avez-vous point
crainte à m’approcher si près que…
— Je suis vieux et j’ai résisté
à tant de morts. Le temps me presse. Venons-en à l’objet de ma visite : la
liberté de ta Pauline contre une mission.
Un seul bout de la phrase retint
toute l’attention de Jaco : la liberté pour sa femme. Il bafouilla avec
précipitation :
— Cette mission vous est
acquise, monseigneur.
— Entends-la d’abord. Si tu
échoues, c’est un trépas certain pour toi. Si tu réussis, rien ne prouve que
nous parviendrons à te sauver et de toute façon…
— Et de toute façon, c’est la
mort ou cette vie d’enterré vif, conclut Jaco. Aussi mon hésitation serait-elle
un luxe que je ne puis m’offrir, ne croyez-vous pas ?
— Voilà qui est parlé,
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