Monestarium
cuisines, avaler une
infusion apaisante. L’usage voulait que sa secrétaire se chargeât de ses
commandes. Cependant, Plaisance aimait l’ambiance des cuisines, leur paix
soudaine après le fol affairement des repas. Les cuisines des Clairets avaient
toujours exercé une sorte de fascination sur elle. Petite, elle les imaginait
comme une sorte de débonnaire verrou qui aurait délimité le monde intérieur du
dehors. Des commis s’y arrêtaient, des marchands y déchargeaient, des
serviteurs laïcs s’y nourrissaient. Tous y discutaient, cancanaient,
commentaient, et elle était certaine qu’en l’absence de la sœur organisatrice
des cuisines et des repas, l’énergique Clotilde Bouvier, les plaisanteries
allaient bon train. L’architecture complexe et pourtant parfaitement appropriée
du bâtiment en rotonde l’émouvait à chaque nouvelle visite. Utilisée également
pour le fumage des poissons, la vaste pièce avait été construite sur un plan
octogonal. Chacune des huit absidioles qui en parsemaient le pourtour était
prolongée d’un haut conduit de cheminée [96] . On préparait les
repas dans celles qui étaient opposées aux vents dominants de la journée, afin
d’éviter que les fumées ne se rabattent à l’intérieur. Au centre de la pièce se
trouvait le foyer principal, celui que l’on utilisait pour le fumage. Quant au
toit en clocheton de l’édifice, il avait été couvert d’écailles de pierre
taillée, au lieu de bardeaux de châtaigniers utilisés pour la plupart des
autres bâtiments, afin d’éviter la propagation d’un éventuel incendie.
Lorsqu’elle déboucha dans la cour,
l’agitation des deux portières laïques chargées de surveiller l’huis de la
porterie Majeure la surprit. Elle s’approcha. Les deux femmes se plièrent en
révérence et la plus âgée éructa :
— Ma mère… Cré bon sang !
C’te sont plus acharnés que des mouches à vache, les galapiaux. Y’a en même des
qui cognent cont’la porte. C’te presque tous les soirs qu’y r’viennent.
L’autre cria au panneau de
bois :
— Morveux… Y’a rin, qu’on vous
dit. L’pain raté c’t’au matin.
Plaisance écarta les deux femmes
d’un geste et entrouvrit le judas. Ils avaient l’air bien calmes. Ils se
tenaient à une demi-toise de la porte, les yeux leur dévorant le visage, sales,
livides, efflanqués. Une fillette aux cheveux emmêlés tenait son petit frère
par la main et la fixait. Les guenilles qui les couvraient ne devaient certes
pas les protéger du froid. Une petite main crasseuse, semblable à une frêle
serre d’oiseau, s’accrocha à la grille du judas. L’abbesse se hissa sur la
pointe des pieds afin de diriger son regard vers le bas. Elle découvrit deux
grands yeux sombres, liquides de fièvre. La voix minuscule d’un petit garçon
supplia :
— Du pain, sainte dame. Pour
l’amour de not’tit Jésus.
La plus âgée des portières lança
d’un ton de mépris :
— Y z’envoient leur marmaille
crottée pour vous attendrir. C’te pouilleux, grabugiaux et tout du même,
toujours après un vilain coup. (Puis hurlant en direction de la menotte :)
Vas-tu t’décrocher, p’tit gueux ! M’en va appeler des serviteurs équipés
de bâtons, pour vous frotter les fesses !
— Laissez, ordonna Plaisance
d’un ton sec. (Puis, à l’enfant dont elle n’apercevait plus que les ongles
déchiquetés :) Revenez demain à la même heure. Il y aura du pain.
Un murmure indistinct lui parvint.
Un soulagement, un remerciement confus et apeuré prononcé par quinze gorges
enfantines.
Comme à l’accoutumée, l’entrée
impromptue de la jeune abbesse dans les cuisines provoqua un raz-de-marée. Une
bonne douzaine de paires d’yeux se tourna vers elle. Un silence mi-gêné,
mi-respectueux s’abattit dans la haute pièce. Certaine que tous se demandaient
ce qu’elle avait pu surprendre de leurs échanges, elle lança d’un ton
affable :
— Poursuivez. Je m’en voudrais
de vous interrompre dans votre tâche. L’envie d’un bon gobelet d’infusion m’a
saisie juste avant vêpres…
Une gamine efflanquée se rua vers un
chaudron et lui porta le breuvage demandé en expliquant dans une maladroite
révérence :
— C’te du tilleul avé’d’la
verveine, et ave’un peu d’menthe, madame.
— Mes préférés. Tu es bien
aimable.
La fillette rougit jusqu’aux tempes
et détala pour aller se cacher derrière les jambes d’un serviteur
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