Monestarium
écritoire, flanquée d’une corne à encre. Elle
n’avait d’autre solution que de demander de l’aide au bras séculier,
c’est-à-dire au comte, de Mortagne. Elle rappela son souvenir. Bien que n’ayant
jamais rencontré le comte, sa renommée, parfois trouble, était parvenue jusqu’à
ses oreilles. Mortagne était réputé très fine lame, chasseur exceptionnel et
politique avisé, pour ne pas dire retors. On le disait versé dans les sciences,
dont il avait contracté la passion en Terre sainte – au point que Rome
s’était jadis inquiétée de la profondeur de sa foi. Si sa mémoire ne la
trompait pas, il devait avoir quarante ans, guère davantage, et se trouvait
veuf depuis huit ans. Le bruit courait que le chagrin que lui avait causé ce
veuvage prématuré l’avait dissuadé de se remarier. Il avait eu une fille de ce
premier lit. Peut-être deux, Plaisance ne l’aurait juré.
Elle commença de relater en termes
délibérément plats les turbulences qui avaient récemment malmené les Clairets.
Un coup frappé à sa porte lui fit lever la tête. Bernadine trottina jusqu’à son
bureau et déclara d’une voix agitée :
— Un messager, ma mère… du
comte de Mortagne.
Elle lui tendit le mince rouleau
d’une lettre et précisa :
— Il patiente dans l’ouvroir. Son
maître attend votre réponse en retour.
Plaisance souleva le cachet de cire.
Aimery, comte de Mortagne, lui
annonçait son passage non loin de l’abbaye dont il avait appris les récents
émois. Il s’en tenait pour responsable puisque ses lépreux de Chartagne étaient
à leur origine. Il la suppliait donc, avec une ronde courtoisie sous laquelle
perçait une exigence, de lui offrir le gîte – ainsi qu’à sa modeste suite –
quelques jours durant.
Plaisance traça les phrases,
informant le comte de son honneur et son plaisir à l’idée de le recevoir
bientôt et d’ainsi faire plus ample connaissance, son trouble augmentant au fil
des lignes. Ne s’agissait-il que d’une déroutante série de coïncidences, ou la
conjonction des récents événements révélait-elle autre chose ? Mortagne
avait réussi à obtenir du roi et du pape un transfert de lépreux aux Clairets,
lépreux qui s’étaient révoltés contre toute attente. L’enquête qu’elle avait
commandée attestait que les panières de vivres qu’on leur livrait chaque matin
étaient systématiquement pillées avant que les malades ne les récupèrent. Quoi
de plus efficace qu’un affamement pour provoquer une émeute ? Angélique
venait de trépasser et l’on avait découvert une cliquette à ses côtés.
L’abbesse était maintenant convaincue que son meurtre de sang-froid était une
tragique méprise, et que seule Marie-Gillette d’Andremont était visée. Pis,
elle était certaine que cette dernière n’ignorait pas les raisons qui avaient
pu motiver le meurtrier. Quant au « passage » du comte, l’abbesse n’y
croyait guère. Elle ne se souvenait pas qu’il eût jamais rendu visite à madame
de Normilly, l’ancienne abbesse, sa mère tant aimée. La distance qui séparait
les Clairets du château de Mortagne ne devait pas rebuter ses destriers,
d’autant qu’il ne manquait pas de grosses fermes susceptibles – voire très
désireuses – de recevoir leur seigneur avec les honneurs et le faste auxquels
il était accoutumé.
Finalement, cette présence qu’elle
s’apprêtait à requérir l’inquiétait maintenant. D’un autre côté, les événements
dépassaient ce que l’abbaye était habituée à régler : de menus larcins, de
rares beuveries de laïcs se terminant par un coup de poing, des filles
engrossées et laissées-pour-compte, des bébés abandonnés. De surcroît,
peut-être le comte se révélerait-il un appui politique dans la bagarre qui
opposait l’abbesse à Hucdeline de Valézan, quoi qu’elle en doutât. Il n’en
demeurait pas moins qu’il était hors de question de le mécontenter ou, pis, de
le vexer.
Elle apposa son sceau sur la feuille
pliée et la tendit à Bernadine, qui l’observait depuis un moment.
— Allez-vous bien, ma mère,
enfin, je veux dire étant entendu les circonstances qui ne sont guère
réjouissantes ?
Plaisance sourit à la vieille femme
qui la secondait avec efficacité.
— Bernadine… Je tente de me
défendre contre un pressentiment funeste. Le mot n’est pas trop fort. J’ai
l’épouvantable prémonition que… le pire reste à venir. Portez ce message,
Weitere Kostenlose Bücher