Monestarium
un oiseau, un papillon, un orage, se
dissimulait une inflexible volonté ? Un gouffre sans fin, aussi. Jeanne
qui aimait Dieu d’une inextinguible passion. L’amour que Lui vouait Hermione
était plus prudent. Jeanne ne s’en offusquait pas. Elle se moquait juste,
chantonnant : « Tu verras, joli minois. Un jour, ta surprise n’aura
d’égal que mon régal. Un jour, la révélation t’atteindra et tu trépigneras du
temps perdu. Moi, je m’esclafferai. » Jeanne la prenait alors dans ses
bras, et tournoyait à en perdre l’haleine. La « surprise » d’Hermione
n’avait eu d’égal que son infini désespoir lorsque le corps glacé de Jeanne
avait été allongé dans la grande salle commune du manoir. Ses longs cheveux
plaqués d’eau lui faisaient un élégant linceul. Leur mère s’était ensuite murée
dans un mutisme d’accablement. Quant à leur père, il avait trouvé la seule
explication qui lui permît de continuer à vivre : Jeanne avait glissé sur
une berge moussue. La profondeur de l’eau avait fait le reste. Pourtant,
Hermione savait. Jeanne, promise de longtemps en mariage, ne pouvait rejoindre
le couvent auquel elle aspirait tant. Elle avait choisi la seule échappatoire
qui lui demeurait afin de ne mécontenter personne. Sans hargne ni regret, elle
avait rejoint son grisant Amour aussitôt. Épargnée de crainte, elle s’était
couchée dans le lit de la rivière, attendant que son Dieu magnifique vienne la
chercher enfin.
Les larmes dévalèrent des yeux clos d’Hermione.
Pourquoi n’avait-elle pas deviné ? Comment n’avait-elle pas senti que
Jeanne ne laisserait personne la séparer de son divin Amour ?
Une odeur caramélisée la tira de son
précieux supplice. Elle se leva avec peine et tira la jatte de l’âtre. Elle
récupéra ensuite dans son armoire différents sachets de jute, et deux petits
flacons auxquels pendait une étiquette. Une faux rouge y avait été dessinée
afin d’en signaler l’extrême toxicité. De l’aigremoine, du lys et de la poudre
de ronce ; de la grande ciguë et du colchique.
Henriette Viaud se réveilla en
sursaut, le cœur battant la chamade. Une sueur désagréable trempait sa chemise
en dépit du froid qui régnait dans le dortoir de La Madeleine. Le souffle
paisible de Claire, endormie dans la cellule de toile voisine, lui brisait les
nerfs. Une question monstrueuse tourna dans son esprit, pour la centième, pour
la millième fois. Claire avait-elle quelque chose à voir avec le meurtre de la
gentille Angélique ? Elle s’en voulait affreusement des mesquines mauvaisetés
qu’elle avait infligées à cette pauvre moniale : l’urine sur son matelas,
les limaces dans ses bas. Certes, tout cela faisait partie du plan que Claire
avait établi pour convaincre Angélique de son affection et de la jalousie
brûlante d’Henriette.
Non, Claire n’aurait jamais… Pas
cela. Néanmoins, elle pouvait être dure, si féroce parfois.
Un souvenir lui revint. Un jour
d’étouffante canicule, alors qu’elles suaient sang et eau dans l’hortus [117] ,
Claire lui avait déclaré d’un ton calme, presque enjoué : « Que
crois-tu ? Ce que je veux pour nous est bien au-delà de la vengeance. Je
n’ai nulle intention de rendre dent pour dent, de me dédommager du mal que
j’ai, que nous avons subi. C’est tellement plus simple : ma peine est ma
limite. Si je l’ai supportée, d’autres le peuvent. Si je l’ai endurée, elle est
maintenant mienne et je puis la redistribuer. Je n’infligerai rien que je n’ai
souffert. Rien de plus. »
Claire n’avait pas enduré la mort,
bien qu’il s’en soit fallu d’un cheveu. Claire ne donnerait donc pas la mort.
Pourtant, et si…
Une prière lui vint : que
Claire ne soit pas mêlée au trépas d’Angélique, je Vous en supplie.
Forêts des Clairets,
Perche, janvier 1307
Aimery de Mortagne avait souhaité
faire une courte halte à moins d’une lieue de sa destination. La lassitude de
la chevauchée n’était pour rien dans son désir de se dégourdir les membres.
Étrangement, alors que débouchait enfin un plan ourdi de longue date,
l’incertitude le gagnait. Le brutal décès de madame de Normilly, ancienne abbesse
des Clairets, l’avait plongé dans un dangereux embarras.
La très jeune Plaisance de
Champlois, filleule de Clément V et fille spirituelle de l’abbesse
défunte, avait été nommée par le chapitre, un peu bousculé par une
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