Monestarium
Il me faut d’abord
prendre le vent de cette jouvencelle [124] d’abbesse.
— Qu’en avez-vous pensé ?
— Comme tu y vas, mon tout
bon ! Nous ne l’avons guère vue plus de quelques minutes. Selon moi, elle
nous a offert une mangerie [125] pour se donner le temps de réfléchir après avoir découvert nos faces. Je n’ai
formé nul sentiment à son égard. J’attends notre première véritable rencontre.
Un petit coup discret frappé à la
porte les fit taire. Une vieille femme passa la tête et s’enquit :
— Je suis Bernadine, la
secrétaire de notre mère qui s’enquiert de votre satisfaction.
— Vous nous avez régalés d’un
véritable festin.
— Avez-vous terminé votre
manger ?
— Certes oui, et nous avons
dévoré.
— Notre mère-abbesse vous
attend dans son bureau. Si donc vous êtes tout à fait prêts, permettez-moi de
vous y mener. Euh… Les sujets que vous ne manquerez pas d’aborder risquent de
bien peu intéresser messire votre mire. Aussi ai-je songé qu’une visite de
notre bibliothèque – laquelle renferme pléthore d’ouvrages précieux – le
distrairait davantage.
Malembert lança un regard de
connivence au comte, qui répondit comme s’il était dupe de ce stratagème cousu
de fil blanc :
— Que c’est aimable à vous.
Allons mon bon ami, suivez votre guide attentionné. Je gage que vous allez tant
découvrir de merveilles que vous ne me reviendrez pas avant la nuit.
Vaguement amusé par le manque de
subtilité de la gentille secrétaire, qui avait dû se creuser l’esprit afin de
trouver ce piètre prétexte, Étienne se leva. Il lui faudrait donc attendre le
soir pour qu’Aimery de Mortagne lui narre par le menu son entrevue avec
l’abbesse.
Un feu généreux rugissait dans la
cheminée lorsque Bernadine l’introduisit avant de repartir chaperonner
Malembert. Mortagne ne douta pas que sa venue fut à l’origine de cette
concession au confort.
Plaisance de Champlois l’accueillit
d’un sourire et contourna son vaste bureau pour le mener jusqu’à une chaise. Le
regard intense de la très jeune fille le sidéra à nouveau. Elle avait dû
arriver fort jeunette à l’abbaye pour ne plus jamais en sortir. Une fille
surnuméraire de jolie famille désargentée, sans doute. Une oblate [126] ,
peut-être. Une sorte de lassitude mêlée d’agacement l’envahit. Dire qu’il
allait devoir aborder d’épineuses questions avec une gamine pour qui le monde
se limitait à un mur d’enceinte monté de grisons ! Il tergiversa. Comment
s’y prendre ? Devait-il se fendre et s’exposer ou avancer à pas comptés ?
L’abbesse le devança :
— Votre missive m’a soulagée
d’un grand poids, monsieur. Pour ne rien vous cacher, elle n’a fait que
devancer de peu d’heures celle que je comptais vous faire porter.
Elle le détailla à la dérobée.
Grand, les yeux d’un gris de plomb, il portait ses cheveux blond cendré
mi-longs à la mode de l’époque. Bien que disposant de peu de références
masculines pour étayer son sentiment, Plaisance se fit la réflexion qu’il
devait être ce qu’il est convenu de nommer un fort bel homme. Chacun de ses
gestes était empreint d’une grâce, d’une fluidité déroutante venant d’un
spécimen dont la minceur musclée trahissait l’énergie et la force physique.
Mais c’était surtout le regard en longue amande d’Aimery de Mortagne qui
attirait l’attention. Un regard de fauve aux aguets.
— La rumeur des événements est
parvenue jusqu’à mes oreilles. Je m’inquiétais de votre sécurité à toutes. Et
ne voilà-t-il pas que pour ajouter à mon alarme, j’apprends le meurtre de l’une
de vos filles.
— Un étranglement. Pauvre cher
ange.
— Auriez-vous des indices quant
à l’identité du criminel ?
— Nous en avons retrouvé un…
dont nous nous demandons si on ne nous l’a pas exposé avec grande obligeance.
— Votre pardon, ma mère ?
— Nous avons retrouvé une
cliquette de lépreux non loin du cadavre. On n’aurait pas mieux agi si l’on
avait voulu orienter nos soupçons en direction des malades récemment arrivés de
votre maladrerie. Je ne vous cacherai pas que votre souhait de désengorger
Chartagne – souhait que je puis comprendre – m’a placée en délicatesse.
Aimery de Mortagne hésita de
nouveau. Il pressentait tant de choses derrière ce haut front juvénile.
Cependant, elle était également la filleule du pape, donc un danger
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