Montségur et l'enigme cathare
mythologique concrète : la lutte des
deux divinités antagonistes justifie les turbulences du monde et l’instabilité
de toutes choses. Mais d’un point de vue plus ésotérique, elle correspond à une
ontologie très sophistiquée : si Ahura-Mazda était seul, non seulement le
monde n’existerait pas, mais Ahura-Mazda n’aurait pas conscience d’exister. C’est
déjà la formulation hégélienne de l’absolu et du relatif. Ahriman, qui représente
d’abord les Aryas, puis l’ensemble des créatures, est Ahura-Mazda manifesté, et
c’est pour cela que le monde existe. Mais, bien sûr, étant donné la précarité
de l’existence, les turbulences, les injustices et les malheurs de la vie, Ahriman
se charge d’éléments plus « sulfureux » et devient le responsable de
tout ce qui apparaît comme un Mal. Et de ce fait, on en vient à exprimer une
lassitude devant les difficultés de l’existence, lassitude suivie d’un désir de
retourner d’où l’on vient, dans le monde des Essences, ou des Idées. À la
limite, on y retrouve la conception bouddhique de l’Être et du Non-Être. Mais
attention : l’Être, c’est Ahriman, et le Non-Être, c’est Ahura-Mazda dans
son éternel Nirvâna. La conception est inversée par rapport à la conception
occidentale. Le tout est de savoir si l’on veut être ou ne pas être. C’est dire
que le mazdéisme est beaucoup plus en harmonie avec la pensée de l’Extrême-Orient
qu’avec celle de l’extrême Occident.
Il faut s’en souvenir pour comprendre le catharisme. Car il
est bien évident qu’Ahriman est l’image qui a servi de base au Satan
judéo-chrétien. Mais les Cathares ne se sont pas contentés de prendre l’image, ils
ont accaparé la signification ésotérique d’Ahriman et fait de celui-ci le
créateur de la matière, celui qui disperse l’énergie primitive de la divinité
dans un monde illusoire qu’il convient de démystifier pour pouvoir retourner au
monde des réalités suprêmes, celui de la Lumière spirituelle que symbolise
Ahura-Mazda.
Dans ces conditions, il n’est pas certain que le mazdéisme
soit un dualisme. Il l’est de façon relative, mais le dieu suprême est quand
même Ahura-Mazda, dont le nom signifie « Seigneur-Sagesse ». Ce dieu
suprême, dans les croyances mazdéennes, est entouré d’entités lumineuses, les Immortels bienfaisants , qui sont présentés
exactement comme les archanges judéo-chrétiens et à qui l’on donne des noms
caractéristiques : Immortalité, Vertu parfaite, Piété bienfaisante, par
exemple. L’élément symbolique de ce dieu suprême est la Lumière ; donc
tout ce qui mène à la lumière, le feu en premier lieu, est classé dans le camp
du Bien absolu.
De l’autre côté, Ahriman est présenté comme le reflet imparfait
d’Ahura-Mazda. Il prend un aspect caricatural qui n’est pas sans avoir laissé
des traces dans la tradition populaire chrétienne : le Diable, sous son
aspect grotesque, monstrueux, répugnant, avec son désir de bâtir un
contre-monde, avec sa réputation, dans les contes populaires, de construire des
ponts auxquels il manque toujours quelque chose ,
ne serait-ce qu’une pierre, est en effet la nouvelle image d’Ahriman. Et elle
apparaît en concordance avec ce que pensaient les Cathares : l’âme étant d’essence
et de création divines, la matière et le corps sont les créations de Satan, mais
ces créations sont imparfaites, périssables, le Diable n’ayant pas le pouvoir
de créer l’éternité.
Ainsi se trouve esquissée, mais d’une façon remarquablement
nette, la théorie qu’on appelle dualiste, et qui va se retrouver sous-jacente
dans la plupart des religions et prendre une importance exceptionnelle, en
éliminant le reste, dans le catharisme occidental. Le Diable est la caricature
de Dieu. Et Ahriman, lui aussi, est entouré d’entités, qui ne sont pas
lumineuses, mais obscures, à qui l’on donne les noms de Cruauté, Erreur et Mauvaise
Pensée. Ce sont évidemment tous les diables qu’on verra surgir de l’inconscient
médiéval.
Tout cela débouche sur une normalisation des modes de vie. Une
morale est nécessaire, car toute bonne action favorise la future victoire d’Ahura-Mazda
comme toute mauvaise action, en accroissant l’importance d’Ahriman, retarde
cette victoire. Le choix est net : c’est bien pour cela que les Parfaits
du catharisme seront si intransigeants. Les devoirs du croyant mazdéen
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