Morgennes
souvenirs que Morgennes avait de Guyane. Il se jura de ne jamais les oublier, heureux à cet instant d’avoir une aussi bonne mémoire, mais comprenant quand même à quel point il était important d’oublier. Car il espérait qu’avec le temps, justement, Guyane oublierait. Elle ne pouvait pas rester ainsi tournée vers le fantôme d’un père qu’elle n’avait jamais connu. Certainement, quand leur fille naîtrait, elle aurait envie que celle-ci voie son père.
Alors, il reviendrait.
En attendant, il cheminait dans la touffeur de la jungle avec Dodin. Ce dernier était lui aussi d’humeur sombre. Comme ils s’ouvraient une voie dans l’entrelacs de lianes et de branches qui leur barraient le passage, Dodin demanda :
— Pourquoi ne m’as-tu pas tué ?
— J’aurais dû ?
Dodin lui lança un regard mauvais.
— C’est de ma faute si Guyane t’a quitté.
— Et de cela je dois te remercier. C’est ce que je voulais. De toute façon, j’allais lui dire la vérité.
Morgennes écarta une branche, qui plia puis craqua devant lui.
— Ce n’était pas un accident, n’est-ce pas ? poursuivit Dodin en s’attaquant avec son épée à une liane aussi épaisse qu’un tronc d’arbre. Tu as trouvé Galet, et tu l’as laissé mourir au milieu des flammes ?
Morgennes ne lui répondit pas. L’air était humide et chaud. Diverses substances s’y agglutinaient, rendant pénible le simple fait de respirer. Morgennes et Dodin ne pouvaient s’empêcher d’avaler des moustiques, y compris par le nez.
— Tu es un menteur et un traître, bredouilla Dodin. Incapable d’être fidèle à quoi ou à qui que ce soit. Tu as trahi Amaury en lui volant sa future femme. Puis tu as menti à Guyane au sujet de son père. Ensuite tu as laissé mourir un vieillard, un ami, au milieu des flammes. Alors, qui suis-je, moi, pour que tu ne me trahisses pas ?
Morgennes s’approcha de Dodin, lui prit le bras et le tordit jusqu’à lui faire lâcher son épée. S’en emparant, il l’abattit sur la grosse liane que Dodin s’acharnait à couper, et la trancha d’un seul coup. Enfin, il entreprit de se débarrasser de sa chaîne, maugréant :
— Ici, elle ne me sert à rien. Garde ta lance, moi je prends ton épée…
— Tu ne m’as toujours pas répondu, dit Dodin en s’essuyant le front avec la manche. Pourquoi ne m’as-tu pas tué ?
Morgennes s’arrêta, et se retourna vers Dodin.
Le malheureux ressemblait à un misérable insecte, une pauvre chose sur le point d’être broyée, écrasée. On aurait dit qu’il attendait le coup fatal. Voulait-il mourir ?
— Tu n’as toujours pas compris ? lui demanda Morgennes.
— Non, je n’ai toujours pas compris. Et moi aussi, je suis comme toi. J’ai besoin de savoir.
La tête cernée par les moustiques, Dodin avait les yeux rouges, bordés de gros cernes noirs et sa chemise était trempée de sueur.
— De même que je n’ai pas tué Galet, dit Morgennes, je ne te tuerai pas. Mais si l’occasion m’en est donnée, je ne te sauverai pas. Ton Dieu s’en chargera.
— Tu es fou ! Je croyais que nous étions amis. Tu m’en veux encore, pour la pantoufle que je t’ai prise au Krak des Chevaliers ? Je croyais que c’était de l’histoire ancienne, oubliée !
— Oubliée ? C’est facile à dire… Mais non, de toute façon, ce n’est pas du tout ça.
— Mais alors, qu’est-ce que c’est ?
Comme Dodin le regardait en ouvrant de grands yeux, Morgennes lui raconta tout : son enfance, la venue de l’hiver et celle des cinq cavaliers, la traversée du fleuve pris en glace puis la mort de son père et de sa sœur. À la fin de son récit, il était aussi en sueur que Dodin. Ce dernier l’avait écouté avec attention, et s’exclama quand Morgennes eut fini :
— C’était il y a si longtemps ! Je l’avais presque oublié. Mais oui, c’est vrai. J’étais là, je l’avoue.
Il avait l’air las, abattu, et ne cherchait même plus à chasser les moustiques qui l’assaillaient.
— C’est si loin, poursuivit-il. C’était il y a une trentaine d’années. Vers 1146. Mes camarades et moi nous rendions en Terre sainte, pour y combattre aux côtés de Louis VII. Sagremor l’insoumis, Galet, Jaufré Rudel, Renaud de Châtillon et moi-même…
— Sagremor l’insoumis, le chevalier Vermeil, était avec vous ?
Dodin hocha la tête en regardant vers ses pieds, cachés par les hautes herbes.
— Et Jaufré
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