Morgennes
immortels…
Soudain, après s’être remis d’aplomb, Morgennes leur demanda, alarmé :
— Et l’orgue ?
Gargano et Marie Comnène échangèrent un regard, à la fois étonné et horrifié.
— On l’a oublié ! s’exclama Marie.
— Quand tu es tombé, on a couru vers toi, et on n’y a plus pensé…
Les trois amis regardèrent l’orgue, qui semblait plus vieux que jamais. Alors, comme un soldat qui aurait monté la garde jusqu’à l’arrivée de la relève, à bout de forces, le vieil orgue rendit l’âme. L’un des tuyaux à gueule de dragon se détacha de l’instrument, et tomba dans les marais. Puis ce fut le superbe pédalier, un système unique au monde mis au point par le père de Philomène, qui se rompit et chut à son tour dans la boue. Le reste de l’orgue se disloqua juste après.
— Il faut partir immédiatement, dit Morgennes.
— Partir ? s’enquit Marie.
— Pour quoi faire ? ajouta Gargano.
— Bon. Je vois. Votre mémoire est en train de s’effacer…
Sans perdre un seul instant, il déroula la corde qu’il avait autour du torse, et l’attacha à Marie et à Gargano.
— Faites-moi confiance. Restez près de moi, mettez vos pas dans les miens et tout ira bien.
Après s’être assuré de la solidité des nœuds, il se dirigea vers le sud. Pour la première fois de sa vie, il devait faire d’importants efforts de mémoire. C’était pour lui à la fois nouveau et étrange. Mais pas désagréable.
— Voyons, voyons, se dit-il. Par où faut-il aller ? Ah oui ! Par ici, suivre l’éclat des Monts de la Lune.
Morgennes mena la marche à travers les marais, sans cesser de parler. Il leur disait tout ce qui lui passait par la tête, et leur parlait beaucoup d’eux. À Marie, il rappela l’accoutrement dont elle était affublée, la première fois qu’ils s’étaient rencontrés. Et Marie s’en souvint. À Gargano, il raconta leurs longues soirées, passées à boire du vin et à discuter. Gargano prétendait parler le langage des animaux.
— Te souviens-tu de Frontin ?
— Et comment ! fit Gargano. Un sacré plaisantin ! Malin comme tout, et débrouillard. C’est le meilleur compagnon que j’aie jamais eu…
— Alors, pourquoi l’avoir laissé à Azyme ?
Gargano ne se souvenait pas d’Azyme. Mais il dit à Morgennes :
— Je suppose que c’était justement parce que je l’aimais, ce Frontin. Je ne voulais pas lui infliger ça. Aimer quelqu’un, c’est aussi accepter de le quitter. Ou d’en être séparé.
Morgennes ne fit aucun commentaire, mais Marie lui demanda :
— On te surnommait le « Chevalier quelque chose », mais je ne sais plus quoi.
— Le « Chevalier à la Poule », sourit Morgennes.
— Tu avais une poule ? s’enquit Marie.
— Mais oui, fit Gargano. Je m’en souviens. Une toute petite poule rousse, qui vous aimait beaucoup, quelqu’un et toi…
Il ne se rappelait plus qui était cet autre « quelqu’un » que la petite poule aimait tant. D’ailleurs, il ne se souvenait plus du nom de celle-ci. Mais il se rappelait ceci :
— On parlait beaucoup de toi, elle et moi. Chaque matin, j’allais la trouver, m’étonnant de ce qu’elle n’ait toujours rien pondu. La pauvre, elle était terrorisée… Mais elle appréciait que tu la protèges. Et elle avait un rêve ; car oui, c’était une poule qui rêvait.
— Et de quoi rêvait-elle ? demanda Morgennes.
— Qui ça ? fit Marie.
Gargano et Morgennes regardèrent Marie. Ses yeux commençaient à se voiler. Il fallait faire vite !
— Elle rêvait, souffla Gargano, d’être aux oiseaux ce que les chevaliers sont à la piétaille. Un bel oiseau de proie ! Mieux, un faucon pèlerin ! C’était son rêve secret…
Morgennes sourit à nouveau. Galline en faucon ? Ma foi, pourquoi pas…
Ils avaient si bien progressé que la lisière de la forêt apparaissait maintenant, se dessinant nettement devant eux. Les arbres étaient si hauts qu’ils leur cachaient le faîte de la montagne, dont la lumière étincelante continuait quand même de percer à travers la végétation.
— Nous arrivons ! dit Morgennes. Tenez bon, mes amis ! Tenez bon !
Et il tira sur sa corde, afin de les inciter à presser le pas. Mais Marie était épuisée, et semblait comme éteinte. Alors Morgennes regarda Gargano, et lui demanda :
— Tu sais encore courir ?
— Bien sûr, fit Gargano.
— Je vais prendre Marie sur mes épaules,
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