Morgennes
en Europe. Explosions, nuages de fumée, métamorphoses, guirlandes de couleur, convocations de créatures, disparitions d’individus ou de deniers, etc. Ces habiles praticiens, également responsables des poulies, trappes, engrenages, nacelles, balançoires et autres voleries, faisaient tout le sel des spectacles joués sur le parvis des cathédrales ou à la cour des grands. Autrefois considérés comme des sorciers, beaucoup avaient fini sur des bûchers où leurs secrets étaient partis en fumée avec eux. Pour éviter de se trahir, nombre d’entre eux avaient alors choisi de se trancher les cordes vocales… On les disait haineux, ennemis du genre humain, et amoureux des mécaniques.
Morgennes frissonna. Regardant l’une des marionnettes, une paysanne aux joues peinturlurées de rouge, il se demanda où se trouvait celui qui la manipulait. Ce démiurge de l’obscurité se tenait-il au-dessus de lui, dissimulé dans le plafond, prêt à tirer les ficelles de ces fragiles créatures ? Jetant un œil vers le haut, il n’aperçut que la toile gris foncé du chariot.
Quant à moi, je n’arrivais pas à savoir si j’aimais ou non cet endroit. Mais la curiosité me donnait presque envie d’accepter la proposition de notre hôte… Qui sait s’il n’y avait pas ici de fabuleuses histoires à dénicher, introuvables ailleurs ?
Il y eut soudain un violent cahot, et le chariot s’arrêta.
— Ah, fit le jeune homme. Je crois que nous faisons halte… Probablement la nuit est-elle tombée ?
Il gagna le fond du chariot, et l’ouvrit pour sortir.
La nuit était bien là.
Chariot et bœufs d’un côté, nous de l’autre, nous nous approchâmes d’un feu que le géant conduisant l’attelage avait allumé près d’un bois.
La perspective de rejoindre la Compagnie du Dragon blanc ne me déplaisait pas. Cependant, sans ce procès suspendu au-dessus de nos têtes telle une épée de Damoclès, je crois que j’aurais refusé. J’avais besoin, pour me décider, d’une troisième raison.
— Messires, bonsoir, fit une voix dans notre dos.
Morgennes et moi nous retournâmes. Un homme avançait lentement vers nous, ce qui nous laissa le temps de l’observer. Aussi maigre que pâle, tempes grises et regard morne – il avait tout du mort vivant.
Pourtant, Morgennes et moi nous levâmes aussitôt que le feu l’éclaira. C’était le comte de Flandre, Thierry d’Alsace ! Nous le saluâmes d’une révérence, qu’il nous rendit comme si nous étions ses supérieurs, et l’adolescent dit :
— Troisième et dernière raison…
— Messires, je suis votre obligé !
— Sire…, murmurai-je.
— Ne discutez pas. J’ai tout vu. J’étais là.
— À Arras ? demanda Morgennes.
— Et j’ai tout entendu… J’ai été charmé ! J’ai besoin de vous.
— Nous sommes à votre service, dis-je.
— Que souhaitez-vous que nous fassions ? demanda Morgennes.
— Me sauver la vie.
Étant donné sa pâleur, je crus qu’il était malade. Aussi lui dis-je :
— Mais, Sire, vous devez faire erreur… Nous ne sommes pas médecins !
— Oh que si ! Et même les meilleurs ! Vous seuls pouvez me soigner.
— Mais de quoi souffrez-vous ?
— De n’être plus aimé.
En approchant ses mains du cercle de lumière, le comte nous expliqua ce qui le tourmentait. Il s’en était allé guerroyer en Terre sainte, quelques années plus tôt, accompagné de son épouse.
— Peut-être n’ai-je pas assez lutté. Dieu sait pourtant que j’ai beaucoup souffert pour affermir Sa gloire en ce saint lieu… Un soir, en revenant d’une escarmouche où nous avions embroché plus d’une centaine de mécréants, j’eus la douleur d’apprendre que mon épouse, Sibylle, était…
Sa voix se cassa. Il n’avait plus la force de parler. Comprenant qu’elle était morte, je gardai le silence, mais Morgennes – qui n’avait pas de ces pudeurs – demanda :
— Qu’elle était quoi ?
— Partie !
— Dieu ait son âme, dis-je en me signant.
— Oh oui, il l’a. C’est d’ailleurs le problème. Je veux que vous me la rendiez.
— Quoi ? Mais comment ?
— Sibylle a prononcé ses vœux. Elle est devenue nonne à Saint-Lazare de Béthanie. Je veux que vous l’en sortiez.
— Alors, elle n’est pas morte ?
Le géant qui conduisait l’attelage jeta une brassée de bûches dans le feu, qui crépita de plaisir.
— Non, pas tout à fait, reprit le comte. Elle est en
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