Morgennes
en retour.
Au moment même où j’acceptai la proposition du comte de Flandre, je sentis ce qu’il éprouvait. J’en eus le cœur déchiré.
— Je vous présente notre Maître des Secrets, dit le mystérieux jeune homme. Elle se prénomme Philomène.
— Alors c’est vous ! m’exclamai-je. Et vous êtes…
— Une femme, dit Morgennes.
— Je m’attendais à un homme.
Curieusement, Philomène ne répondit pas. Elle se contenta de nous saluer d’un bref hochement de tête, avant d’aller s’asseoir au côté du conducteur de l’attelage.
J’en profitai pour mieux la regarder, cherchant à calmer le feu qui menaçait d’embraser ma poitrine. Ses cheveux blonds semblaient un astre en comparaison duquel le soleil lui-même était pâle, sa poitrine deux délicates perles posées sur le corail de son buste, ses mains deux fiers coursiers d’albâtre, agiles et fins. Son visage imposait le respect, et ses yeux étaient de nacre, d’une couleur impossible à dire. En vérité, dix siècles ne me suffiraient pas à vous la décrire en entier. Car si les mots pour la représenter existaient, ils m’étaient inaccessibles. Ils ne cessaient de m’échapper au moment même où je croyais les saisir. Je pensais avoir trouvé un adjectif ? Je n’écrivais que des platitudes. Et quand un terme daignait surgir enfin, ce n’était le plus souvent qu’un début de syllabe, mon imagination partant voguer vers d’autres rivages, toujours plus lointains…
Philomène !
Tout ce que j’arrivais à dire à son sujet c’était : « Ô miracle, ô merveille, ô bénédiction ! » Certainement, la nature avait dû s’égarer en la créant. Une telle beauté ne pouvait être humaine. Plus que jamais dans ma vie, je me sentis impuissant. Car si le verbe de Dieu n’avait pas de limites, le mien butait ici sur son premier obstacle.
Et cet obstacle ne semblait pas avoir plus de parole, ni plus d’âme, qu’une statue de l’Antiquité.
Je tournai les yeux vers le conducteur de l’attelage, qui par comparaison n’était qu’une esquisse grossière, un assemblage de cercles et de lignes imparfaitement ajustés. Fermant les yeux pour chasser de ma rétine l’image du Maître des Secrets, j’entendis le capitaine du Dragon blanc :
— Je crois qu’il est temps d’achever les présentations. Voici tout d’abord Gargano, notre pilote.
— Bonsoir, ronronna Gargano d’une voix rocailleuse.
Le petit singe perché sur son épaule émit un couinement, dont Gargano nous délivra le sens :
— Frontin vous dit bonsoir.
— Bonsoir, dit Morgennes.
— Thierry d’Alsace, que vous connaissez, et Philomène… Quant à moi, je m’appelle Nicéphore.
— C’est un nom grec, fis-je remarquer.
— Rien d’étonnant à cela, puisque je suis né à Constantinople. Et maintenant, bon appétit !
Plusieurs semaines passèrent, durant lesquelles nous filâmes bon train vers le sud. Morgennes apprenait à jouer la comédie avec un rôle choisi pour lui par Nicéphore, qui lui allait – disait le Grec – à merveille.
Morgennes, qui rêvait d’être fait chevalier, ne voyait nul inconvénient à interpréter le rôle de saint Georges – le plus grand chevalier qui fût jamais, réputé pour avoir tué un dragon avant d’être martyrisé.
Je passais le plus clair de mon temps à l’arrière du chariot, d’où je voyais fuir la route, et mon talent avec. Là, assis sur un petit rebord, je travaillais d’arrache-pied à une œuvre dont l’objectif était de séduire Philomène et Sibylle. Pourtant je n’arrivais à rien. Impossible de composer.
Et je perdais beaucoup de temps à regarder passer la terre sous mes pieds, ou à caresser Galline – qui ne voulait plus pondre.
« Pourquoi, me demandais-je, suis-je à ce point paralysé ? Est-ce à l’idée d’affronter Dieu ? Non pas ! C’est plutôt que je n’ai pas mes livres, mes documents – mes sources ! Je n’ai jamais écrit à partir de rien… Cela ne se peut pas. Dieu est le seul à pouvoir créer à partir du vide ! »
Défier Dieu, c’était bien là le problème !
Or c’était justement ce que nous étions partis faire, puisque à l’entrée de sa femme au monastère, Thierry d’Alsace avait rétorqué : « Chrétien de Troyes l’en sortira ! »
Morgennes, enfin, gardait vivace dans son cœur le souvenir des malheurs subis par sa famille, dont il s’était juré de faire payer les coupables,
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