Morgennes
vie, auprès d’un rival qui ne peut être occis. J’étais venu au Puy d’Arras dans l’intention de me divertir, mais rien n’y a fait. Même la beauté de Marie de Champagne m’a laissé indifférent. Les seules choses à m’avoir ému, un peu, sont votre Cligès et le Tristan et Yseut de Béroul.
— Pourquoi ne pas demander à ce dernier de vous aider ?
— Parce que ce Tristan est de vous, je le sais. Ma femme était au Puy quand vous avez gagné le deuxième prix, voici quatre ans… Vos mots l’avaient tellement touchée que je me suis presque ruiné pour les acquérir auprès du supérieur de votre abbaye.
— Vous connaissez le père Poucet ?
— C’est l’un de mes amis… Si je peux appeler « ami » celui qui m’a reçu en confession depuis l’enfance, même s’il ne m’a pas entendu depuis que j’ai quitté la Flandre… Ne soyez pas surpris, donc, si je vous ai fait suivre depuis Arras… Je ne voulais pas que deux personnes de votre talent soient emprisonnées au prétexte qu’un certain œuf n’a pas de jaune…
— Et mon Tristan ?
— Hélas, je ne l’ai plus. Sibylle l’a emporté avec elle au couvent. C’est pourquoi j’ai besoin de vous. Composez-moi une œuvre assez émouvante pour l’ôter à Dieu et me la faire revenir. Je vous couvrirai d’or ! Je vous donnerai tout ce que vous voudrez !
Joignant le geste à la parole, il fouilla dans son aumônière et en sortit un flacon :
— Tenez, cette fiole du Saint Sang de Notre Sauveur, payée une fortune à ce grigou de Massada. Elle est à vous !
Je tendis la main pour m’en emparer mais Morgennes rabaissa mon bras :
— Encore une question. Pourquoi ne pas la faire enlever par vos hommes ? Vous êtes riche, vous avez des relations, des amis puissants, pourquoi ne pas donner l’ordre à quelques spadassins d’investir la place, une nuit, et de vous en ramener l’élue de votre cœur, de gré ou de force ?
— Pensez-vous vraiment que ce soit là le meilleur moyen de m’en faire aimer ?
— Que voulez-vous au juste ? Qu’elle vous préfère à Dieu ? Vous êtes jaloux ?
— Mais non. Ma douce Sibylle, qui m’a toujours été fidèle en pensée comme en corps, a été prise de folie. Au cours de notre précédent voyage, la passion l’a saisie. La passion pour Dieu ! Comment lutter ? Qui le pourrait ? Personne ! Et puis, lui faire quitter par la force sa retraite, ce serait la tuer. Je ne veux point de ça.
Il avait parlé d’une traite, sans respirer. Haletant, il reprit son souffle, et poursuivit :
— Tout ce que je désire, c’est l’aider à m’aimer de nouveau – non l’y contraindre. Il s’agit de lui ouvrir les yeux, pas de lui arracher les paupières.
— Qui vous dit qu’elle n’a pas déjà les yeux ouverts ? poursuivit Morgennes.
Le comte poussa un soupir :
— Je sais qu’elle ne voit pas. Elle est dans l’obscurité. Amenez-la dans ma lumière, ou plongez-moi dans sa nuit…
— Si je comprends bien, dis-je, il faut que nous composions – que je compose – une œuvre suffisamment émouvante pour l’inciter à quitter Dieu ?
— Oui, c’est tout à fait ça, dit le comte d’une voix tremblante. C’est difficile, je le sais. Mais est-ce irréalisable pour quelqu’un d’aussi talentueux que vous ?
— Si je suis talentueux, c’est grâce à Dieu. Pourquoi me servirais-je de mon talent pour Lui nuire ?
— Mais qui parle de Lui nuire ? Tout ce que je désire, c’est que vous Le charmiez Lui aussi, afin qu’il me laisse la reprendre… Sauriez-vous plaire à Dieu ? Le convaincre de me rendre ma femme ?
— Je ne sais…
— Essayez. Dites oui !
J’échangeai un regard avec Morgennes, qui sourit et me dit :
— En ce qui me concerne, ôter une femme à celui qui m’a pris mon père, ma mère et ma sœur ne me gêne pas…
Alors, ne sachant si je commettais un sacrilège ou si au contraire il entrait dans les desseins de Dieu de m’inviter à le défier pour me surpasser, je dis au comte :
— J’accepte. Mais n’oubliez pas que même Orphée a échoué.
À peine avais-je prononcé ces mots que mon Eurydice apparut.
12.
« Elle était si belle et si bien faite qu’on aurait dit une créature sortie des mains de Dieu lui-même qui y avait mis tout son art pour étonner le monde entier. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Cligès. )
Dieu me punissait.
Car je devais aimer moi aussi, et n’être pas aimé
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