Morgennes
quoi s’offrir des « soudards », ces mercenaires auxquels est payée une solde… L’Hôpital et le Temple ont eu des débuts similaires à ceux de Notre-Seigneur. Ils sont nés dans la paille, et petit à petit ont grandi… Malheureusement, d’alliés, ils sont devenus concurrents.
— Concurrents ? Mais ne servent-ils pas la même cause ?
— Ils aimeraient tant être les seuls à la servir ! Une querelle les oppose. Il s’agit de savoir lequel des deux est le plus méritant. C’est absurde. Un jour, nous en paierons le prix. Vous verrez ! Alors, s’il vous plaît, cher frère Morgennes, ne vous mêlez pas de tout cela, Chrétien et vous. Restez à l’écart de cette haine, de ces mensonges. D’autres raconteront tout aussi bien que vous comment la Vierge et les apôtres furent abrités par l’Hôpital pendant la Passion du Christ, ou je ne sais quelles autres fadaises. Vous voulez vous rapprocher de la Croix ? Vous mettre à son service ?
Morgennes ne répondit rien. Pour la première fois depuis longtemps, il avait peur.
— Partez au nord, poursuivit Guillaume. Faites-vous oublier. Ici, vous ne serez jamais accepté. Il est trop tôt. Aux yeux de tous, vous n’êtes et ne serez jamais que le Chevalier à la Poule.
— Mais le roi…
— Le roi a bien d’autres soucis que celui de votre éducation. Il doit empêcher la Syrie d’attaquer son royaume, éviter qu’elle ne se mette en tête de conquérir l’Égypte, et puis, surtout, se garder de ses propres barons… Ce qui est bien le plus compliqué. En vérité, je vous le dis : allez vous faire un nom à l’étranger, puis revenez si le cœur vous en dit.
Un je-ne-sais-quoi dans la voix de Guillaume poussa Morgennes à l’écouter. Et c’est pourquoi Morgennes et moi quittâmes Jérusalem dès potron-minet pour rallier Constantinople, laissant ce bon Guillaume nous remplacer au pied levé.
Malheureusement, il n’eut pas notre succès. Car aux croyants venus assister au mystère que nous devions donner, il substitua un texte de son propre cru, qui commençait ainsi :
— Comment li Hospitaliers orent petit commencement…
Nombreux furent celles et ceux à s’en aller avant la fin de la représentation. Un vieux tousseux nommé Algabaler grommela même :
— C’est peut-être vrai, mais c’est emmerdant !
17.
« Il est esclave de son avoir celui qui l’amasse et l’accroît chaque jour. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Cligès. )
En Terre sainte, il en va des miracles comme des poux sur la tête d’un enfant et des champignons dans les caves de nos monastères : ils prolifèrent. Toutes les conditions sont réunies pour qu’ils éclosent, et il n’y a là rien d’étonnant. De même que la Flandre a ses choux, la Provence ses melons, l’Italie son raisin et la Grèce ses oliviers, la Terre sainte a ses miracles.
Le seul inconvénient, c’est qu’ils ne s’exportent pas – sinon sous la forme de reliques ou d’idées – et que pour y assister, il faut aller sur place. C’est ainsi que Morgennes et moi traversâmes Cana, « où Jésus changea l’eau en vin et guérit à distance le fils d’un certain officier royal », pour nous diriger ensuite vers « la colline où le Fils de Notre-Seigneur multiplia les pains », peu après Nazareth. Là, nous fîmes une halte, afin de rencontrer le célèbre marchand de reliques, Massada.
Mais il était absent. Aussi fut-ce Olivier, son jeune esclave, qui nous reçut à sa place.
— Aujourd’hui c’est shabbat, nous dit-il. Le docteur ne travaille pas. Si vous voulez acheter l’une ou l’autre de nos merveilles, je puis vous renseigner, car moi je suis chrétien.
— Vous reste-t-il, demandai-je, un peu de Saint Sang ? Nous venons de fort loin pour nous en procurer.
— Ah, fit Olivier. Vous avez de la chance, messires. Nous en avons justement une fiole… C’est une relique des plus rares…
Nous invitant à prendre place sur les coussins disposés autour d’une petite table ronde, où un thé nous fut servi, il se retira un instant derrière un fin rideau de coton, puis en revint avec une cassette. Qu’il ouvrit, nous en présentant le contenu :
— Voyez, messeigneurs, la Fiole du Saint Sang de Notre-Sauveur ! Il n’y en a qu’une dans tout l’Orient, et je la tiens à votre disposition ! Bien sûr, elle est fournie avec un certificat d’authenticité, signé de la main même de l’évêque d’Acre…
— Combien ?
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