Morgennes
cria :
— Tiens-toi prêt ! Quand les anges arriveront, je sauterai dans le vide pour m’accrocher à l’un d’eux ! Et il sera bien obligé de nous emmener au Ciel !
— Morgennes ! Non, ne fais pas de bêtise !
Afin d’ajouter à sa résolution, Morgennes, qui s’était déjà débarrassé de son armure vermeille chez un prêteur sur gages de Constantinople, passa la main sous sa cotte de cuir de cerf, puis sous sa chemise en toile de chanvre, et serra la croix que lui avait donnée son père. Ses lèvres formaient une patenôtre silencieuse, et je le sentis bander ses muscles, prêt à s’élancer dans le vide.
— J’ai peur, dis-je. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie.
— Tu m’as toujours dit que je n’avais pas vraiment traversé… Eh bien, voici venu le moment de m’élancer pour de bon !
Sachant que nous n’avions peut-être plus devant nous qu’un demi-battement de cœur à vivre, je regardai le paysage, dévorant du regard ce qui était probablement la dernière chose qu’il me serait donné de voir. Mais je devais être en plein délire, car le ciel était noir et la neige flottait en dépit du bon sens, dans n’importe quelle direction. Au lieu de descendre, quelques flocons montaient même dans l’obscurité, pareils à des étoiles blanches.
— Crois-tu qu’il y ait encore un peu de terre, sous ces nuages ? demandai-je à Morgennes.
— On s’en fiche, nous on monte !
Puis, alors que les nuages du bord de la falaise commençaient à frémir, il s’élança dans le vide.
Et retomba sur une aile.
27.
« Avec son épée affilée il se porte à l’attaque du serpent maléfique ; il le tranche jusqu’en terre et le coupe en deux moitiés. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Yvain ou le Chevalier au Lion. )
Manuel Comnène releva le nez de son breuvage, une soupe épicée servie dans un bol d’or incrusté de perles. Le liquide palpitait comme s’il était vivant, et avait la teinte laiteuse des soupes chinoises. Sans même s’assurer que son goûteur était encore en vie, Manuel avala une gorgée du liquide brûlant, puis plongea son regard dans les yeux de Guillaume.
— Majesté, fit le secrétaire de Manuel Comnène…
— Qu’ils m’empoisonnent, si ça leur chante. Je suis immunisé contre tout.
Puis, se tournant vers Guillaume, l’empereur des Grecs lui expliqua :
— Mes goûteurs ne me servent qu’à savoir si l’on a tenté ou pas de m’empoisonner. Pour ma part, les poisons ne me font rien. À peine relèvent-ils un peu le goût de mes plats…
— Majesté, je prie chaque jour pour qu’on ne vous fasse aucun mal… Mais, pour en revenir à cette dernière lettre, vous m’aviez dit que vous aviez une petite idée de son auteur ?
Sur un geste du secrétaire, le goûteur sortit de la pièce à reculons, afin de ne pas tourner le dos à Manuel Comnène, qui descendit de son trône. Alors, par l’effet d’un mécanisme caché dans les murs – plutôt que par magie (Guillaume n’était pas dupe de ces choses-là) –, le trône s’éleva dans les airs, tandis que dans tout le Chrysotriclinos des statues de créatures fantastiques (griffons, dragons, phénix & hippogriffes) s’agitaient, battant des ailes comme pour s’envoler en donnant dans le vide quelques coups de griffes.
Cette installation, décidée par l’empereur, avait coûté une petite fortune et demandé plusieurs années de travail à un célèbre Maître des Secrets, appelé Philomène – mais que Guillaume n’avait croisé qu’à une ou deux reprises, ce qui n’avait pas empêché son excellente réputation de parvenir jusqu’à ses oreilles.
— Croyez-vous aux dragons ? demanda brusquement Manuel Comnène à Guillaume, l’arrachant à ses pensées.
— Bien sûr, répondit Guillaume. Hérodote et Pline y ont fait maintes fois allusion. L’histoire fourmille d’exemples de dragons vaincus par les hommes, les saints ou les anges. Ainsi, saint Michel, saint Georges, saint Marcel, ou encore, en Éthiopie, saint Matthieu, ont…
L’empereur se contenta de lever la main, et son secrétaire intima à Guillaume :
— Silence.
— Je ne vous demande pas si vous croyez que les dragons ont un jour existé, dit le basileus. Cela, tout le monde le sait. Je vous demande si vous croyez qu’il en existe encore, quelque part, aujourd’hui…
— Eh bien…
Guillaume ne répondit pas immédiatement. Curieusement, il repensait au
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