Mort à Devil's Acre
garçon étonnamment calme et posé. Son nez long et aquilin
pouvait le faire passer pour un homme au tempérament fort et arrogant, mais sa
bouche sensible chassait cette impression première, laissant son interlocuteur
conscient de passions intérieures inaccessibles. Balantyne n’avait jamais
compris ce qu’Alan éprouvait pour Christina.
Par ailleurs, il avait appris à mieux connaître son fils Brandy.
Celui-ci avait hérité de la sombre beauté de sa mère, mais en moins sévère
toutefois. Il paraissait toujours prêt à rire et possédait ce que l’on pourrait
appeler un sens de la dérision et une joie spontanée que son père lui enviait.
De plus, Brandy avait fait preuve d’une obstination et d’un
courage surprenants, en décidant d’épouser la gouvernante de Reggie Southeron, Jemima.
C’était une jeune fille charmante, bien élevée et fort cultivée, quoi que son
rang social, avant son mariage, ne fût guère meilleur que celui d’une
domestique.
Le bonheur du jeune couple sautait aux yeux ; ils
avaient donné à leur petite fille le prénom de la mère du général, geste qui
lui avait fait très plaisir. Oui, vraiment, Brandy avait fait un bon choix en
épousant Jemima.
Le dîner, composé de sept plats différents, fut
naturellement très long. Augusta et le général présidaient, chacun à un bout de
la table. Alan Ross avait pris place du côté des fenêtres aux lourdes tentures
de velours vert mousse qui protégeaient du froid humide du dehors. Ses cheveux
blonds brillaient à la lueur des chandeliers. Comme à son habitude, il parlait
peu. Jemima était assise à côté de lui, vêtue d’une robe à fleurs vert pâle et
blanc, qui donnait envie d’en caresser la texture. Sa vue évoquait à Balantyne
une belle journée de mai, plutôt qu’une nuit glaciale de janvier. Jemima lui
faisait penser à une pâquerette ou à un rameau gracieux se balançant dans le
vent. En ce moment, elle parlait à Augusta. Brandy l’observait de loin en
souriant.
Christina, vêtue d’une superbe robe mordorée, était assise à
côté de son frère ; sa chevelure brune scintillait. Balantyne comprenait
pourquoi les hommes la trouvaient si séduisante, bien qu’elle eût un nez trop
petit, des sourcils en aile d’oiseau et des lèvres trop pulpeuses pour un goût
classique. Mais il émanait d’elle une expression de défi perpétuel qui lui
conférait un éclat singulier. Elle possédait le même humour que son frère, mais
sans sa tolérance et son esprit de dérision.
Le premier plat fut desservi et le second apporté.
— Vous souvenez-vous de ce Pitt ? demanda Brandy
en levant les yeux de son assiette.
Ils dégustaient une roulade de poisson cuite au four, accompagnée
d’une sauce aux amandes effilées. Balantyne avait toujours eu cela en horreur.
— Non, fit Augusta, froidement. Le seul Pitt que je
connaisse était le Premier ministre qui a introduit la taxe sur le revenu
pendant les guerres napoléoniennes.
Alan Ross cacha son sourire et Jemima inclina la tête. Mais
la courbe de son cou suggéra à Balantyne qu’elle aussi souriait.
— Mais si, ce policier débraillé et hirsute qui avait
toujours l’air d’avoir traversé une tempête, insista Brandy, indifférent à la
froideur de sa mère. Il y a trois ans.
Il s’abstint tout de même de mentionner les meurtres de
Callander Square.
— Pourquoi devrais-je m’en souvenir ? s’enquit
Augusta, acerbe.
Brandy parut insensible à son ton glacial – ou à son
avertissement implicite.
— Voyons, mère, ce n’est pas un personnage que l’on
oublie facilement !
— Pour l’amour du ciel ! l’interrompit Christina. Il
ne s’agit que d’un policier. C’est comme si tu disais qu’il faut se souvenir du
nom des domestiques des voisins.
Brandy ignora également la remarque de sa sœur.
— L’inspecteur Pitt est chargé de l’enquête de Devil’s Acre.
Le saviez-vous ?
La physionomie d’Augusta se pétrifia, mais avant qu’elle n’eût
ouvert la bouche, Christina se tourna vers son frère et lui lança d’un ton
singulièrement cassant :
— J’estime très grossier de ta part d’aborder cette
question pendant que nous sommes à table, Brandy. D’ailleurs, je ne vois pas l’intérêt
d’en parler, tout court ! Je te serai reconnaissante de changer de sujet
de conversation. À propos, saviez-vous que la fille aînée de Lady Summerville
est fiancée à Sir Frederick Byers ?
Augusta
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