Mort à Devil's Acre
frustration,
son désir, son orgueil dans un mépris brûlant pour une femme qu’elle
considérait comme moins expérimentée qu’elle.
— Oui, je suis allée à Devil’s Acre, dans une maison de
rendez-vous tenue par un ami, pour y rencontrer mon amant ! Mais vous ne
direz rien à Alan parce que vous ne voulez pas ruiner notre mariage ! Après
tout, c’est bien vous qui me l’avez choisi pour époux !
— Ma chère enfant, Alan était le meilleur prétendant
qui s’offrait à toi, compte tenu des circonstances. À l’époque, tu étais bien
contente de l’avoir trouvé, souviens-toi… Comment s’appelle ce monsieur ?
— Mère, je m’arrange pour le rencontrer à l’abri des
regards indiscrets, rétorqua Christina. Pas comme certaines, qui profitent des
réceptions pour retrouver leurs amants en cachette… Vous devriez vous en
réjouir. Quant à son nom, il ne vous regarde pas. Mais sachez qu’il s’agit d’un
gentleman, si cela peut vous rassurer.
— Je vois que tes goûts s’améliorent ! riposta
cruellement Augusta.
Elle se leva.
— Désormais, contente-toi de le recevoir chez toi. Christina…
La bonne société a la mémoire longue et ne pardonne rien aux femmes. On fermera
les yeux sur une petite incartade, ou même sur une liaison, si elle reste
discrète. Mais personne ne te pardonnera d’aller t’encanailler à Devil’s Acre :
cela s’appelle trahir sa classe.
Elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Il n’y avait pas
de domestique en vue dans le vestibule.
— Sois prudente, ma fille. Tu ne peux te permettre une
autre erreur.
— Je n’ai pas fait d’erreurs, répondit Christina entre
ses dents. Merci de vous préoccuper de mon honneur, mais c’est inutile. Je suis
assez grande pour me débrouiller toute seule.
Lady Augusta avait décidé ce soir-là d’organiser un grand
dîner. Les domestiques étaient tous en livrée ; elle avait fait sortir son
plus beau service de verres en cristal et trois candélabres en argent, de style
georgien ; sur la table, on avait disposé des fleurs à profusion, qui
devaient provenir d’une demi-douzaine de serres différentes. Le général
Balantyne préférait ne pas imaginer ce qu’elles avaient coûté.
Augusta avait revêtu ses couleurs favorites, le blanc et le
noir, qui soulignaient sa chevelure sombre striée de cheveux argentés et le
blanc laiteux de ses épaules toujours parfaites. Balantyne fut obligé de
reconnaître avec une pointe de surprise que son épouse était splendide. Il
voyait encore en elle la beauté et la dignité qui l’avaient séduit quand il
était jeune homme. Ils avaient fait un bon mariage. Balantyne était issu d’une
lignée de militaires, à la réputation sans tache, mais plutôt désargentée. Le
père d’Augusta, en revanche, portait le titre de comte ; elle serait donc
comtesse à vie, indépendamment de son futur époux, sauf, bien sûr, s’il s’agissait
d’un aristocrate plus titré. En dot, elle apportait une jolie fortune dont elle
hériterait plus tard.
Quoi qu’il en soit, sa personnalité et ses qualités avaient
permis à Balantyne de demander sa main avec enthousiasme et elle avait paru
heureuse d’accepter. Le plus étonnant était que le père d’Augusta avait vu
cette union d’un bon œil.
Le général se mit à penser au mariage de sa fille avec Alan
Ross. Bien sûr, les circonstances avaient été différentes. Christina ne tenait
pas de sa mère et, pour autant qu’il puisse en juger, encore moins de lui. Sans
avoir la majestueuse beauté d’Augusta, elle possédait néanmoins un charme
éblouissant. Elle avait toujours eu beaucoup de vivacité d’esprit – un esprit
qu’elle exerçait malheureusement trop souvent aux dépens des autres, ce qui n’était
pas pour plaire au général. Mais ses piques blessantes faisaient rire dans les
salons. Pour les gens du monde, un trait d’esprit innocent était en lui-même
une contradiction !
Il doutait que Christina ait jamais aimé son mari, ou qu’elle
fût prête à aimer qui que ce soit. Mais elle avait certainement été très
déterminée à l’épouser ; c’était d’ailleurs un sujet qu’Augusta avait
refusé de discuter. Cela appartenait à un douloureux passé ; la famille
avait vécu de terribles semaines d’angoisse, après les meurtres commis trois
ans plus tôt ici même, à Callander Square.
Ces doutes le remplissaient encore de tristesse. Il aimait
bien son gendre, un
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