Mort à Devil's Acre
est responsable… peut-être
Pinchin. La pauvre petite perdait tout son sang. Son père l’avait jetée dehors
parce qu’elle était enceinte. Elle a travaillé dans une de ces maudites maisons,
où elle s’est fait avorter. Lorsqu’ils se sont rendu compte qu’elle ne pouvait
plus travailler pour eux, ils l’ont mise à la rue. C’est là que nous l’avons
trouvée.
Pitt se tut. Que dire, sinon des banalités, face à une
histoire si dramatique ?
Victoria le raccompagna vers la sortie.
— Ma sœur n’aurait pas dû appeler Elsie. Elle est
seulement là pour faire peur aux clients qui créent des problèmes. J’espère que
vous n’avez pas eu trop peur, Mr. Pitt, ajouta-t-elle avec un sourire triste.
Peur ? Il avait été terrorisé ! Il sentait encore
la sueur couler dans son dos !
— Non, mentit-il, heureux qu’elle ne puisse pas voir
son visage dans la pénombre. Merci pour votre franchise, Miss Dalton. Désormais,
je sais ce que faisait le Dr Pinchin à Devil’s Acre et où il trouvait l’argent
pour remplir son cellier de bons vins et de victuailles ! Vous ne sauriez
pas par hasard dans quelle maison il pratiquait ces avortements ?
— Millie travaillait pour Ambrose Mercutt, si c’est
cela que vous voulez savoir, dit-elle calmement. Je ne peux vous en dire plus.
— Cela me suffira.
En entrant dans le salon de réception, il vit ses deux
hommes installés dans des fauteuils, très occupés avec des filles rieuses
assises sur leurs genoux. À sa vue, ils se levèrent d’un bond, écarlates. Pitt
fit mine de n’avoir rien vu et se tourna vers Victoria.
— Merci, Miss Dalton. Bonne soirée.
— Bonne soirée, Mr. Pitt, répondit-elle, imperturbable.
9
Le général Balantyne ne parvenait pas à chasser de son
esprit les meurtres de Devil’s Acre. Il n’avait jamais entendu parler du Dr
Pinchin ou de la dernière victime, Ernest Pomeroy, avant que leurs noms ne
deviennent synonymes, dans les journaux, de terreur et d’abomination. Mais le
visage de Max Burton, avec ses paupières lourdes et ses lèvres épaisses, lui
rappelait d’autres meurtres liés à de sordides événements qu’il n’avait jamais
vraiment compris.
Bertie Astley, lui, appartenait au même milieu que Balantyne,
à mi-chemin entre la gentry et la véritable aristocratie. Bien sûr, tout
homme peut s’enrichir et apprendre à mimer les bonnes manières. L’esprit, l’apparence,
la beauté ne signifient rien ; on peut certes les apprécier, mais sans s’y
laisser tromper, si l’on est perspicace. Or, les Astley faisaient vraiment
partie de la haute société : descendants d’une longue lignée de serviteurs
de l’Église et du royaume, ils appartenaient au petit monde de privilégiés qui
avaient connu l’âge d’or et la sécurité. De ces familles sortait parfois un
fripon ou un simple d’esprit, mais jusqu’à présent, aucun intrus n’était
parvenu à s’y introduire.
Dans ces conditions, comment expliquer que le corps de
Bertram ait été retrouvé devant l’entrée d’un établissement voué à la
prostitution masculine ? Le général n’était pas naïf au point d’exclure la
possibilité qu’Astley ait eu des mœurs particulières ou ait été victime d’un
malade mental. Il craignait que cette mort ne fût pas accidentelle, mais plutôt
le résultat d’un plan soigneusement calculé. La thèse de l’assassin choisissant
deux victimes aussi radicalement différentes que Max et Bertie, et pourtant
connues de lui, paraissait décidément trop facile.
Lorsqu’il aborda le sujet avec Augusta, celle-ci crut qu’il
désirait lui parler de Devil’s Acre et d’un projet de loi contre la
prostitution et les maux qu’elle engendre ; aussitôt, son visage se ferma.
— Vraiment, Brandon, pour un homme qui a passé la
majeure partie de son existence au service de l’armée, vous êtes singulièrement
naïf, lança-t-elle avec une pointe de mépris. Vous vous imaginez qu’une
législation pleine de bonnes intentions peut transformer les plus bas instincts
de l’humanité ? Allez donc prêcher à la campagne, dans un petit village où
vous pourrez dispenser vos banalités en prenant le thé avec quelques vieilles
demoiselles à l’esprit étroit, sans que cela prête à conséquence ! Ici, au
milieu de gens raffinés, vous allez vous ridiculiser, mon ami !
Balantyne fut piqué au vif ; la remarque était non
seulement cruelle, mais injuste. Et ce n’était pas
Weitere Kostenlose Bücher