Mourir pour Saragosse
de passer à l’attaque du couvent des Capucins lorsque le ciel se couvrit de nuages couleur d’ardoise libérant des gerbes d’éclairs et une pluie torrentielle qui, en quelques heures, anéantit les travaux de terrassement entrepris pour cet assaut.
Le lendemain, l’orage ayant cessé et le fleuve regagné son lit, nous pûmes enfin installer nos batteries et commencer le pilonnage. Après quelques heures d’un feu terrible, le couvent n’était plus qu’une ruine dominée par un superbe panache de poussière et de fumée.
En fin de matinée, nous reçûmes la visite de Lannes. D’humeur acariâtre, il interpella sévèrement Lejeune, s’étonnant que l’on restât l’arme au pied au lieu d’investir les lieux.
– Rassemblez vos hommes, hurla-t-il, et prenez-moi cette bicoque au plus vite !
– Cela, mon général, demande réflexion, lui répondit Lejeune. L’ennemi a placé de bonnes troupes dans les parages et nous ne sommes pas en nombre suffisant. De plus…
– Et quoi encore, Lejeune ? Vous aurez le temps de réfléchir aux conséquences de votre inertie ce soir, après le rapport. À moins que, d’ici là…
À l’appel de Lejeune, trois cents voltigeurs et deux cents grenadiers sortirent, transis de froid, des tranchées en partie saccagées et, s’encourageant mutuellement de la voix, rallièrent la brèche ouverte par nos canons.
Les forces ennemies, moins redoutables que ne l’avait envisagé Lejeune, avaient pris position dans les ruines encore fumantes du couvent pour s’en faire une redoute. Face au torrent de baïonnettes qui fondait sur eux, les Espagnols prirent la poudre d’escampette, nous laissant six canons qu’ils n’avaient pas eu le temps d’enclouer, des prisonniers immobilisés par leurs blessures ainsi que leurs drapeaux, dont nous nous emparâmes.
Tandis que les nôtres célébraient par des ovations cette victoire facile, des canonnières fluviales nous prirent à revers,nous obligeant à nous enfouir dans les décombres pour échapper aux projectiles. D’où venaient-elles ? Comment étaient-elles parvenues à forcer le blocus ? Mystère. Nos batteries parvinrent à les éloigner et à en couler deux.
Nous respirions, mais le couvent que nous occupions nous réservait un spectacle macabre.
Il faisait office d’hôpital, ce que nous ignorions. Nous avons trouvé, dans la chapelle, les salles communes et le jardin du cloître des amas de cadavres ou de moribonds. En ce dernier endroit gisaient plus de deux cents victimes, mortes avant notre attaque, comme en faisait état leur décomposition avancée. Force nous fut de les entasser et de les brûler avec les débris du mobilier. Il se trouvait parmi elles des corps d’amazones et d’adolescents.
Nous avons parcouru cette ruine monumentale dans les effluves de la crémation. Les dégâts étaient irréparables. Lejeune me révéla que cette communauté religieuse appartenait à l’ordre des Mendiants. À en juger par ce qui en restait, elle était d’une richesse insoupçonnable, avec ses tableaux de peintres célèbres, ses autels somptueux, ses boiseries chantournées et ses orgues monumentaux.
Le capitaine Tissot avait été ramené à bride abattue à Alagon, les jambes arrachées par le boulet d’une des canonnières.
À la lumière des cierges, nous allions assister, impuissants, au pillage de ce couvent par la troupe.
Certains de nos hommes avaient pénétré dans la grande bibliothèque et en étaient ressortis chargés de livres rares. Ils arrachaient les pierres précieuses des reliures à la pointe de leur couteau. Ni moi ni les officiers de notre unité ne purent rien faire pour mettre fin au sacrilège.
Notre prospection nous mena dans une crypte de dimensions impressionnantes qui servait d’ossuaire pour lesdépouilles des moines, déposées dans des cavités comme dans les catacombes de Rome. Certains corps étaient apparents et non encore embaumés. D’autres qui l’avaient été gardaient leurs traits intacts. Ceux qui étaient morts durant le siège étaient allongés dans leur robe de bure sur des banquettes de pierre ou à même le sol, dans l’attente de soins post mortem et d’une niche pour l’éternité.
Un matin de la mi-février, alors que j’épaulais nos voltigeurs engagés dans l’attaque d’une fabrique de cierges hérissée de fusils par toutes ses ouvertures, je débouchai dans un jardin étonnamment préservé. Il était occupé en son
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