Mourir pour Saragosse
sous-sol, mais bientôt nous avons perçu leurs plaintes et leurs appels.
Pris de pitié, Laurent avait décidé de sauver les survivants en déblayant les décombres. Il trouva trois hommes suffoqués par la poussière.
– Après qu’ils nous eurent remerciés, nous les avons aidés à remonter à l’air libre, non sans leur avoir fait comprendre qu’ils devaient se considérer comme nos prisonniers.
Aucun d’eux ne s’était rebellé.
Notre agent, Marcello Bandera, continuait, en dépit des dangers qu’il courait, à nous informer de la situation dans Saragosse.
Le blocus étant devenu pratiquement inviolable, la population commençait à souffrir de la raréfaction des vivres et des munitions. Quotidiennement, des soldats des avant-postes amenaient au quartier général de pauvres bougres qui tentaient de sortir de la ville pour s’approvisionner. Nous leur donnions du pain et du fromage qu’ils mangeaient sur place, voracement, puis nous les libérions lorsqu’ils n’étaient pas armés.
Nous les faisions parler. Ils se montraient surpris de notre acharnement, alors, disaient-ils, que l’Empereur avait abdiqué et qu’une armée espagnole campait dans Paris. Nous avions du mal à les convaincre qu’ils étaient victimes des fausses nouvelles répandues par la Gazetta .
Ils nous racontaient, entre deux rasades de vin qui facilitaient les confidences, que l’on manquait de viande fraîche. De nombreux chevaux de la cavalerie avaient déjà été sacrifiés. On ne trouvait plus de chats ou de chiens, tous ayant fini dans les casseroles. Une marquise, à laquelle on avait enlevé son perroquet pour en faire un salmis, avait fait un scandale devant la junte. Un poulet se payait cinq piastres. Le grenier à blé était presque vide. Femmes et enfants allaient arracher sous les remparts pissenlits, orties ou cresson sauvage pour leur soupe. Ceux qui possédaient un jardin potager devaient le piéger ou le défendre nuit et jour.
À ces conditions inhumaines s’ajoutait la hantise des bombardements. À chaque alerte, tous les jours ou presque, les familles se réfugiaient dans leurs caves qui souvent devenaient leurs tombeaux.
Une épidémie de typhus s’était déclarée.
À en croire nos prisonniers, environ deux ou trois personnes en mouraient chaque jour. La garnison elle-même, sous-alimentée et épuisée par les combats, n’était pas épargnée.Les corps, dont on ne savait que faire, les cimetières se situant à l’extérieur de la ville, s’entassaient, nus, devant les maisons, les églises ou les couvents avec la neige pour linceul.
Des émeutes avaient éclaté devant le palais de la junte. Quelques jours plus tôt, notre artillerie avait éventré un magasin militaire où l’on avait trouvé des centaines de matelas ; ceux qui, privés de leur foyer, couchaient sur des nattes de jonc avaient fait grand bruit. Le responsable du magasin avait été massacré. Sur le Cosso où l’on avait exposé son cadavre, on pouvait lire un écriteau disant : Cet assassin du genre humain, ce traître, a volé dix mille lits ! Cette exagération flagrante témoignait du moral dégradé de la population.
Beaucoup de femmes gardaient sang-froid, courage et dignité. Affaiblie par une récente grossesse, la jeune et belle comtesse Burida avait renoncé à se mêler aux amazones mais non à défendre sa cause. Elle avait fait le sacrifice de sa fortune pour participer à la solde des combattants. C’était, à sa manière, une héroïne.
Alors que je participais, sous les ordres de Lejeune, à l’investissement d’un monastère de femmes dans le secteur occidental, j’aperçus une religieuse en train de porter secours aux blessés espagnols avec un souverain mépris de la mitraille. Elle semblait âgée et trottinait d’un soldat à un autre, sa guimpe arrachée laissant libre sa chevelure grise.
Lorsqu’elle tomba entre nos mains, une fois l’opération achevée, elle interpella Lejeune d’une voix hautaine :
– Monsieur l’officier, sachez que je ne vous crains pas. Je suis française comme vous, et de l’illustre famille des Grandmesnil. Notre domaine est proche de Bordeaux, où j’ai passé une partie de ma jeunesse avant de prendre le voile. La Révolution m’a obligée à émigrer. C’est pourquoi vous avez en face de vous sœur Dolorés.
– Grandmesnil…, dit Lejeune. J’ai vu dans un théâtre de Paris un acteur qui portait ce nom.
– C’est mon frère,
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