Mourir pour Saragosse
milieu par un large bassin envahi de nénuphars.
Je m’apprêtais à allumer un cigare quand je perçus un froissement dans un bouquet de buis. Je me retournai au moment où une jeune femme, presque une adolescente, se ruait sur moi en me traitant de cochino de Francés , armée d’une hachette.
Le temps de sortir mon pistolet, elle taillada mon dolman et entama légèrement ma poitrine. J’aurais dû épargner cette folle, mais l’attaque avait été si brutale que je tirai sans viser et l’atteignis à la tête. Elle lâcha son arme, plaqua ses mains sur son visage en gémissant, comme pour prier, puis tomba à genoux.
Je me précipitai sur elle, écartai ses mains et constatai que la balle avait pénétré dans son front et que la plaie saignait d’abondance. Je maîtrisai ce flux à l’aide de mon écharpe. En vain. Elle s’abattit contre moi en vomissant un flot de sang et rendit l’âme dans mes bras.
Autant qu’il m’en souvienne, elle avait l’allure d’une paysanne au visage massif et sans beauté mais empreint d’une radieuse jeunesse. J’aurais aimé connaître son nom. Sa mort me l’interdit.
Palafox semblait avoir une prédilection pour le couvent de Jérusalem, transformé en infirmerie, mais il avait dû se résoudre à nous l’abandonner. Il allait tenter de le reprendre au colonel Prost qui le tenait avec seulement une vingtaine de tirailleurs.
Lorsque Palafox se présenta, ses hommes hésitèrent à le suivre, les abords du bâtiment étant cernés par un énorme brasier. Ceux qui s’aventurèrent à le traverser se heurtèrent aux hommes de Prost, postés dans les ruines.
Je me trouvais alors au côté de Lejeune, dans une ruelle dangereuse non loin de là. Malgré la chaleur intense et l’âcre fumée qui gênaient notre avancée, nous nous portâmes jusqu’au couvent pour prendre des nouvelles de Prost et de ses troupes. Nous nous frayâmes un passage dans cette ceinture de feu.
Un spectacle atroce s’offrit à nous.
Le sol était jonché de cadavres calcinés et de blessés, Espagnols et Français mêlés. Prost n’avait pu sauver qu’une poignée des siens, la plupart au bord de l’inanition. Le vin coupé d’eau de nos gourdes étancha la soif qui les dévorait. Je n’ose songer à ce qui se serait produit si Palafox n’avait pas été retenu par les flammes.
La désolation régnait à tous les étages, jusque dans les cellules des moniales, récemment évacuées. Des objets sacrés, des linges, des chapelets et des fouets aux pointes de fer utilisés pour les macérations de ces pauvres créatures étaient éparpillés sur le sol. Un grand crucifix, dont le Christ avait perdu un bras, était resté accroché à un mur.
Nous allions nous retirer quand Lejeune eut l’idée de visiter la crypte. Nous eûmes la surprise d’y trouver une poignée de moniales qui avaient refusé de se retirer. Elles furent transies de peur en nous voyant paraître. La supérieure nous expliqua qu’elles avaient choisi ce refuge pour éviter d’être violées et massacrées. Mises en confiance, elles nousmontrèrent les reliques qu’elles avaient emportées pour les protéger des vandales.
– Qu’allons-nous faire de ces malheureuses ? s’interrogea Lejeune. Les abandonner, les relâcher ou les conduire au quartier général ?
– Le mieux, lui dis-je, est de les laisser agir à leur guise.
Il acquiesça. Nous nous apprêtions à partir quand la supérieure, une grosse et jolie femme, nous dit en bon français :
– Vous nous avez fait beaucoup de mal et je crains que notre calvaire ne soit pas arrivé à son terme. Pourtant je souhaite que le Seigneur vous ait en sa Sainte Grâce et vous pardonne vos crimes et vos sacrilèges. Laissez-nous en paix à présent : c’est l’heure de la prière…
Un des compagnons de Rogniat, le sous-lieutenant Laurent, nous raconta une étrange péripétie, un soir où la ville baignait dans une épaisse brouillasse mêlée de pluie glacée.
Près du couvent de San-Francisco et du Cosso, une équipe du génie espagnol travaillant sous terre préparait des fougasses destinées à causer un effondrement et à arrêter notre progression.
– Nous les avons repérés au bruit qu’ils faisaient. J’ai alors eu l’idée de faire péter une mine placée au-dessus, dans les caves d’une boutique de jouets. La maison, en s’écroulant, les a enfouis. Un moment, nous les avons crus morts car plus aucun bruit ne montait du
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