Mourir pour Saragosse
Lejeune sortit son carnet de croquis de sa sabretache et, assis sur un tronc d’arbre, se mit à crayonner en laissant la troupe nous dépasser.
Il me rappela que le roi Richard Cœur de Lion, de retour des croisades, avait été capturé par le seigneur du lieu et enfermé durant deux ans dans cette forteresse.
Nous n’étions plus qu’à une journée de cheval de Vienne.
Le 4 mai, une surprise désagréable nous y attendait : le pont sur le Danube ayant été détruit, il fallut faire appel au génie pour en construire un autre sur pilotis, ce qui ne prit qu’une dizaine d’heures : un exploit digne du général Lacoste et de ses compagnons de Saragosse.
Le soir même, nous entrions dans Sieghartskirchen, à moins de quelques lieues de la capitale, dont nous pouvions apercevoir les premières maisons. À l’aube, Lannes déployait son armée devant les faubourgs de la capitale, face aux retranchements qui, trois siècles auparavant, avaient servi à l’héroïque défense contre les envahisseurs turc et hongrois. Aux premières sommations, par la voix de nos canons, les quelques défenseurs se dispersèrent comme une compagnie de perdreaux.
Nous sommes entrés dans ces faubourgs sans être inquiétés par la population qui ne nous manifesta aucun signe d’hostilité ni de bienvenue, contrairement à l’accueil que nous recevions en pénétrant dans les villes et les villages d’Espagne.
Au soir du 10 mai, l’Empereur s’installa dans le palais de Schönbrunn, le petit Versailles des Habsbourg situé à l’extérieur de la ville, sur un bras du Danube.
Comme devant Ratisbonne, j’étais hanté par la perspective d’un siège aussi long et inhumain que celui de Saragosse et par la destruction d’une des plus belles villes d’Occident.
Les événements qui se succédèrent à notre arrivée parurent confirmer cette crainte. Si la capitale, quatre ans plus tôt, ne nous avait guère opposé de résistance, il semblait qu’il n’en serait pas de même cette fois. La garnison commandée par l’archiduc Maximilien, forte de quinze mille hommes aguerris, dotée d’une puissante artillerie et appuyée par une milice bourgeoise exaltée, risquait de nous tenir la dragée haute.
Lejeune partageait mes appréhensions.
– Notre situation est difficile, me dit-il. J’ai bien peur que nous ne soyons attaqués sur nos flancs par les armées de l’archiduc Charles et contraints de nous battre sur deux fronts. Elles ne doivent pas être loin. L’Empereur a envoyé auprès de Maximilien un émissaire, Saint-Marc. C’est ce même officier que Lannes avait chargé de mission auprès de Palafox…
Pauvre Saint-Marc ! À peine une porte s’était-elle ouverte devant son drapeau blanc que sa délégation avait été assaillie à coups de plats de sabres par un groupe de hussards. Il était revenu bredouille, mais avec une joue à demi arrachée et une oreille en moins.
Il fallait se résoudre à entamer un siège et à faire parler notre artillerie. Que faire d’autre, alors que l’archiduc Charles était à nos trousses ?
Le 11 mai, apprenant qu’une archiduchesse était souffrante, Napoléon fit cesser les bombardements autour du palais impérial : contraste singulier entre l’implacabilité du chef d’armée et la compassion dont il pouvait faire preuve en des circonstances touchant sa sensibilité d’homme.
Le vieux maréchal Masséna allait réaliser un premier exploit. Profitant d’une trouée dans les remparts, il avait lancé ses troupes sur le Prater, vaste parc de loisirs et de promenade, avec l’espoir de s’opposer à une sortie de la garnison en vuede défendre le pont sur le Danube qui aurait permis à Charles d’apporter son secours à la capitale.
La matinée du 12 mai fut marquée d’une pierre blanche. Des émissaires de Maximilien franchirent les portes de la ville pour négocier un armistice. Nos canons se turent. Menée à Schönbrunn, la délégation composée d’officiers, de notables et de prêtres proposait une capitulation dans l’honneur.
Le lendemain, à la tête de nos bataillons, Lejeune entrait dans Vienne. Une proclamation de l’Empereur nous avait précédés. J’en ai gardé le texte en mémoire : « Soldats, le peuple de Vienne, délaissé, sera l’objet de nos égards. Je prends ses habitants sous ma protection spéciale. Soyons bons pour ce peuple qui a droit à notre estime. Soyons sans orgueil de nos succès. N’y voyons
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