Mourir pour Saragosse
qu’un effet de la justice divine qui nous emploie à punir l’ingrat et le parjure. »
Il avait fait le bon choix pour assurer le gouvernement de la capitale. Homme de cœur et de raison, le général Andréossy avait de bons atouts pour se faire adopter, voire aimer des Viennois, d’autant que sa première mesure fut de menacer de mort les excès de la soldatesque française. En revanche, ce qu’il ne put interdire, c’est de consoler les veuves. Comme elles ne se montraient ni farouches ni vindicatives, j’avoue que je profitai moi-même, avec modération, de leurs largesses.
En ma qualité d’aide de camp, j’effectuais des navettes entre le palais impérial et Schönbrunn, souvent accompagné par une ribambelle de gamins facétieux et de fillettes aux tresses blondes, qui voulaient toucher mon uniforme et me faisaient fête.
En dehors du service, je passais mes journées à me promener à cheval ou en landau le long du Danube, à flâner dans les boutiques, mes soirées au théâtre ou au bal, mes nuits avec une jolie veuve qui me faisait l’amour en murmurantsur mon épaule le prénom de son défunt mari. Comme vie de garnison, on ne pouvait rêver mieux.
Le printemps radieux ajoutait à la magie de cette ville. Sous le kiosque du Prater, des musiciens jouaient des valses de Strauss, dont la fluidité et l’élégance correspondaient à la nature des habitants. Chaque après-midi, je faisais une halte dans une de ces kuchenbäckerei où l’on déguste à l’heure du thé les meilleures pâtisseries du monde. Mon uniforme me valait des marques d’intérêt auxquelles je ne restais pas insensible.
Au cours d’une promenade, j’eus le plaisir de rencontrer Jean-Baptiste Marcellin, baron de Marbot, au bras d’une créature à ombrelle qui semblait sortie d’un catalogue de mode. Bien droit dans ses bottes à la hongroise, il semblait avoir oublié la blessure de Saragosse. Le maréchal Lannes en avait fait son aide de camp.
Il congédia sans façon sa compagne et m’invita à boire une chope de bière dans un cabaret en plein-vent. Durant deux heures, avec une faconde étourdissante, il me narra les épisodes qui l’avaient mené jusqu’à Vienne. Ses aventures et les miennes avaient suivi des itinéraires parallèles, si bien que je le laissai parler.
Nous nous sommes quittés, alors que s’allumaient les premiers luminaires sur le boulevard, en nous jurant de nous revoir. Nous risquions d’attendre longtemps. Il avait, comme Lejeune, prévu d’écrire ses mémoires de guerre.
Nous aurions eu tort, dans cette nouvelle Capoue, de croire à la fin des hostilités. Nous ne pouvions oublier que l’armée de l’archiduc Charles, qui avait pris quelque retard, finirait par nous retrouver. Elle marchait sur Vienne et nous n’allions pas tarder à voir ses cent mille hommes se déployer sur la rive gauche du Danube.
L’Empereur n’avait pas perdu son temps à déguster des pâtisseries. Il avait compris que sa campagne n’était pas arrivée à son terme.
Par une chaleur estivale, j’eus l’honneur, en compagnie de Lejeune, de le rejoindre sur une éminence dominant le fleuve dont le cours était contrarié par un écheveau d’îles et d’îlots verdoyants d’une grande complexité.
Son attention se porta sur la plus vaste de ces îles, celle de Lobau, qui doit avoir environ huit kilomètres de contour. Elle lui paraissait propice à un regroupement de son armée pour attaquer l’ennemi sur la rive droite. Il allait faire appel au corps du génie pour construire les ponts destinés au passage de la troupe.
En apparence, cette île radieuse et arborée n’avait pas vocation à servir de camp militaire. Le dimanche, les Viennois y venaient en famille dîner dans des auberges ou sous les arbres et danser dans les guinguettes de ce Prater rustique. Les Habsbourg y avaient fait construire un charmant pavillon de chasse. À cette période de l’année, les acacias étaient en fleur et embaumaient cette Cythère.
Des jours qui ont suivi, je ne conserve que des images de cauchemar. Dans aucun des événements auxquels je fus mêlé, même à Saragosse, je n’ai connu une telle intensité de souffrance et de désespoir.
Loin de son estuaire de la mer Noire, le Danube a déjà, en face du village de Kaiser-Ebersdorf, sur la rive droite, environ huit cents mètres de large, l’île de Lobau étant entourée d’un bras secondaire de moindres dimensions.
Le 19 mai, le
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