Napoléon
Louis-Edmond Rostand, maire d’Orgon, dans une lettre inédite, l’autre postillon qui avait le mot, l’avait vite dételé. » Les tambours des royalistes passent à travers la ville « pour faire leur tapage » et appeler aux armes.
Enfin les chevaux sont attelés et l’Empereur monte en voiture dans la cour même du relais. Mais la berline ne parvient pas à franchir la place où les gens du village, ameutés, poussent en la voyant une immense clameur. Napoléon met la tête par la portière ; il est horrifié. Devant lui, s’élève une potence où se balance un mannequin souillé de sang, et portant au cou une pancarte sur laquelle flamboie un mot en lettres rouges : Bonaparte. Tandis que les cris redoublent, le feu est mis à la grotesque marionnette, et l’Empereur, les yeux fixes, assiste à l’exécution et regarde brûler son effigie. Des individus montent à l’assaut de la voiture en hurlant :
— Meurs, tyran !
Quelques femmes clament :
— Rends-moi mon fils !
Une grêle de pierres s’abat sur la berline. Des carreaux sont cassés. « Une femme jeune et jolie était si acharnée contre moi, racontera l’Empereur à Sainte-Hélène, qu’elle aurait, j’en suis sûr, bu mon sang ! » La colère des assaillants devient de la rage. Le maire se tient à la portière, prêt, affirme-t-il, « à donner sa vie plutôt que de souffrir un lâche régicide ». Le commissaire russe intervient et harangue la populace :
— N’avez-vous pas honte d’insulter un malheureux sans défense ? Il est assez humilié par la triste situation où il se trouve... Abandonnez-le à lui-même ! Regardez-le : vous voyez que le mépris est la seule arme que vous devez employer contre cet homme qui a cessé d’être dangereux !
L’Empereur blêmit. Quelle humiliation !
Orgon est enfin dépassé. À peine la voiture partie, des « royalistes qui avaient reçu le mot d’ordre arrivèrent à Orgon croyant que Napoléon ne pourrait (leur) échapper... mais ils avaient manqué leur coup, il n’y avait plus rien à mordre... »
D’autres villages attendent le proscrit. Napoléon ne veut pas revivre semblable cauchemar. Les commissaires le trouvent si épouvanté, qu’ils acceptent sa proposition : il désire précéder sa voiture d’une heure et jouer le rôle de son propre courrier. Les généraux le voient revêtir une mauvaise redingote bleue, coiffer un chapeau rond sur lequel est piquée une cocarde blanche. Il enfourche un bidet de poste et, suivi d’un postillon, s’élance sur la route, plantant là les commissaires stupéfaits...
Pour la première fois depuis plus de quinze ans, Napoléon chevauche sans être suivi par un escadron d’aides de camp. L’Empereur éperonne sa bête, ce cheval que les Anglais de passage dans la région, nous apprend encore Louis-Edmond Rostand, « paieront ensuite bien cher pour le monter »... À Saint-Gannat, il n’a pas été reconnu ; il change rapidement de cheval et repart sans reprendre haleine. Le mistral souffle, soulevant la poussière et courbant les cyprès. Sans ralentir son allure, le cavalier traverse les villages. Il connaît bien cette terre brûlée pour l’avoir souvent parcourue vingt-huit années auparavant, alors qu’il n’était qu’un pauvre sous-lieutenant portant manchettes de mousseline et habit bleu roi d’artilleur de la Fère...
Trois heures après avoir quitté le cortège, il s’arrête quelques kilomètres avant Aix, devant la longue façade grise d’une mauvaise auberge de rouliers nommée la Calade, et qui, toujours aussi sinistre, existe encore un peu en contrebas de la grand-route. Il descend de cheval, pénètre dans la salle commune, – aujourd’hui sombre et enfumée – se présente comme un officier anglais de l’escorte de Napoléon : le colonel Campbell, et demande que l’on prépare rapidement un dîner pour « l’ex-empereur et sa suite ». L’hôtesse répond « qu’elle serait bien fâchée de préparer un dîner pour un tel monstre. » Puis, elle commence à aiguiser sur une meule un couteau et demande à l’Empereur d’en toucher la pointe.
— N’est-ce pas qu’il est bien affilé ? demande-t-elle. Si quelqu’un veut s’en servir pour poignarder l’Empereur, je le lui prêterai volontiers.
— Vous le haïssez bien, cet Empereur. Que vous a-t-il donc fait ?
— Ce qu’il m’a fait ? Ah ! le monstre ! Il est la cause de la mort de mon fils, de mon
Weitere Kostenlose Bücher