Napoléon
poursuit Marchand, sa pensée était à tout autre chose qu’à ce qu’il chantait. Son verbe était haut et ses éclats de rire s’entendaient de très loin. Lorsqu’il chantait ainsi, il s’inquiétait fort peu d’être entendu. Il semblait presser la nuit de se passer et attendre le jour avec impatience. Aussitôt qu’il paraissait, il s’habillait, montait à cheval, suivi de Noverraz ou de Saint-Denis, il dirigeait sa promenade du côté du port, prenait en passant le général Drouot, allait chez le grand maréchal ou bien assistait à l’exercice de sa Garde.
« Lorsque la chaleur commençait à se faire sentir, il rentrait chez lui et déjeunait, quelquefois seul ou avec le général Drouot et le général Bertrand. Les mets les plus simples étaient ceux qu’il préférait ; les lentilles, les haricots blancs, les verts, qu’il aimait beaucoup, mais qu’il craignait de manger par la crainte d’y trouver des fils, qui, disait-il, lui faisaient l’effet de cheveux, et dont la seule pensée lui soulevait le coeur... »
Il affecte d’apprécier les vins de l’île et baptise le vin rouge Côte de Rio et le vin blanc Monte-Jiove. « Ces noms pompeux ne les rendaient pas meilleurs », nous dit le trésorier Peyrusse...
Le simulacre d’étiquette qui règne aux Mulini est aussi la marque caractéristique de la chute du titan. On devait avoir l’impression d’un cruel pastiche des résidences impériales. Le dimanche, il y a le lever « comme aux Tuileries ». Le visiteur ne peut être admis que « sur les présentations du grand-maréchal ou d’un chambellan ». Ces derniers, vêtus de pourpre et d’argent, au nombre de quatre, ont été recrutés sur place : les maires de Porto-Ferrajo et de Porto-Longone – Traditi et Gualandi – le procureur près le tribunal – Ventini Vincent – et le ministre des Domaines, le docteur Lapi. Car il y a des ministres pour gouverner l’île ! Outre l’ancien sous-préfet qui reçoit le portefeuille de la Justice, Bertrand, Drouot et le trésorier Peyrusse se partagent les autres ministères. Les sept officiers d’ordonnance sont tous Elbois, ils portent l’habit vert, veste et culotte passepoilée de rouge, abeilles sur les retroussis, épaulettes et aiguillettes d’argent. Deux médecins, un aumônier et un pharmacien sont également attachés à la Maison. Trois préfets du palais – des Français – gouvernent soixante-cinq domestiques, en tête desquels se trouvent les fidèles : Marchand, Saint-Denis, Noverraz, Gentilini, Cipriani, Pierron et Archambauld qui, tous, suivront l’Empereur à Sainte-Hélène.
Dans les écuries : dix chevaux de selle, quarante-huit chevaux de trait, vingt-sept voitures : berlines, calèches, landaus, chariots, fourgons. Lorsque l’Empereur sort, les postillons doivent avoir « un chapeau rond avec un galon d’or, un frac vert avec des boutons d’or, une veste rouge galonnée ». Huit piqueurs sonnant du cor précèdent la voiture, encadrée d’officiers et suivie de l’escorte. Napoléon exige également qu’il y ait « tous les jours de service » pour suivre sa voiture « cinq hommes à cheval avec leurs carabines et leurs pistolets chargés ».
Car l’Empereur possède des troupes. L’arrivée des grognards de Fontainebleau a été pour lui une grande joie.
— Maintenant que vous êtes là, leur a-t-il dit, tout est oublié !...
À ces six cent sept hommes de la Garde, commandés par Cambronne – sont mot ne l’a pas encore rendu célèbre – viendront se joindre quarante-trois canonniers, cent dix-huit chevaux légers et lanciers polonais, un bataillon assez médiocre de quatre cents hommes enrôlés à Elbe et en Corse, enfin une dizaine de sous-officiers de la gendarmerie d’élite. En tout, douze ou treize cents hommes. La « marine » se compose, outre deux ou trois petits bâtiments tels que l’Abeille ou la Mouche, ayant huit hommes d’équipage – d’un chebeck : l’Étoile, comptant seize hommes à son bord. Napoléon a reçu aussi de Louis XVIII un véritable navire. Le traité de Fontainebleau a prévu une corvette, mais le roi se contente d’envoyer le brick l’Inconstant, armé de dix canons, et dont l’équipage commandé par le lieutenant Taillade est de soixante-quatre hommes.
De même que les officiers, les fonctionnaires et les domestiques maintiennent les apparences d’une cour illusoire, Napoléon continue de jouer au chef d’État.
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