Napoléon
vainqueur. Non seulement sa « flotte », sous n’importe quels prétextes, se rend à Livourne ou à Gênes, mais en se penchant, après Guy Godlewski, sur les comptes de la cassette impériale, on demeure stupéfait. Alors que l’Empereur fait à Porto-Ferrajo des économies sordides, contrôle le blanchissage, l’éclairage des cuisines, loue les pâtures de l’île voisine de la Pianosa, solde des vieux fers, fait même jeûner ses chevaux, au même moment il note :
Bons de l’Empereur.
23 juin :
Bon de Sa Majesté payé à M. Lapi 56 000
30 septembre : payé au porteur 61 000
10 octobre : ordre Pisani 3 000
15 octobre : ordre Lapi 4 000
9 novembre : ordre Marchand 6 000
23 novembre : ordre Rathery6 000
Total : 136 000
Cent trente-six mille francs, soit une cinquantaine de millions d’anciens francs. N’est-ce point pour récompenser des services exceptionnels que Napoléon a versé des sommes aussi considérables ? – surtout au mystérieux « porteur » et au chambellan Lapi, « l’âme des coteries », nous dit Pons qui ne l’aimait guère.
Puisque cette activité devait rester secrète pour les contemporains, il n’est pas surprenant qu’elle le soit demeurée pour la postérité – et libre à chacun de rêver sur les soixante et un mille francs-or « payés au porteur ».
Napoléon possède une autre source de revenus : la bourse de sa mère, venue rejoindre son fils, munie d’un passeport au nom de « Mme veuve Bonaparte ». Elle pleure dans les bras de l’Empereur en débarquant à Porto-Ferrajo. Napoléon l’installe à deux pas des Mulini, dans une humble maison de la via Ferrandini, une venelle en pente – elles le sont presque toutes à Porto-Ferrajo – pavée de granit rose : la casa du chambellan Ventini. On y a fait des travaux. Dans le salon – il existe toujours –, les peintures en trompe-l’oeil imitent une tente soutenue par des fanions. Napoléon sait sa mère fort riche. Elle a économisé toute sa vie. Aussi, son installation ayant déclenché un surcroît de dépenses, l’Empereur ordonne au Grand Maréchal :
« Je vois avec peine qu’on travaille toujours à la maison Ventini, ce qui est d’autant plus désagréable qu’elle ne m’appartient pas. Il est convenable que les mémoires de dépenses ordonnées par Madame lui soient présentés pour qu’elle les paye : c’est le seul moyen pour qu’elle ne commande plus rien. »
Ainsi fut fait.
À la fin de la journée, la Madré vient passer la soirée chez son fils et jouer avec lui au whist. Napoléon triche selon son habitude et Letizia proteste :
— Madame, vous pouvez perdre, lui dit-il en riant, moi je suis pauvre, je dois gagner.
Le passage de Pauline à « l’île du Repos » va lui permettre de se lancer dans une nouvelle et bien utile dépense. Il se trouve à Rio Marina, chez Pons – ou plutôt chez lui, car il s’était attribué sans façon la maison de campagne du directeur des Mines – lorsqu’on vient lui annoncer l’arrivée d’une frégate napolitaine, la Letizia. La chère Pauline est à bord, en route pour Naples. Aussitôt, l’Empereur saute à cheval pour accueillir sa soeur. Paoletta ne séjourne à Porto-Ferrajo que deux ou trois nuits – elle devait revenir s’installer définitivement dans l’île le premier novembre – mais est consternée par l’inconfort des Mulini, et par la chaleur de plomb qui y règne. Il faut que l’Empereur, durant les mois d’été, puisse quitter la ville ! Napoléon, au hasard de ses promenades, a remarqué plusieurs petites maisons – un vrai hameau – joliment situées à flanc de coteau, au milieu des vignes, dans le val de San Martino, à une lieue et demie de Porto-Ferrajo. De là on a une admirable vue sur le port, la ville et la forteresse de Volterraio. Malheureusement, le propriétaire – un lieutenant du 35 e de ligne, nommé Manganaro – demande cent quatre-vingts mille francs pour céder sa propriété. Pauline, émue, ouvre alors son coffre à bijoux et Napoléon peut acheter le domaine de San Martino.
Des neuf maisonnettes entourant la demeure principale, l’Empereur ordonne de faire une salle de billard, des chambres pour y loger les officiers, les domestiques et un détachement de la Garde. On devra aussi aménager une écurie pouvant abriter huit chevaux.
Sous le Second Empire, le prince Demidoff, époux séparé de la princesse Mathilde – fille de Jérôme –
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