Napoléon
en plan !
« C’était à entraîner un paralytique... »
À mon tour, j’ai gravi, mais à pas lents – chassant devant moi lièvres et perdreaux – la longue côte qui, de Pratzen, monte vers la déclivité séparant les deux mamelons. Il était midi, et des villages de la petite vallée me parvenait de la musique enregistrée, un peu criarde, que des haut-parleurs déversaient, durant une heure, sur les travailleurs enrégimentés de la coopérative – car toute la campagne appartient à l’État. À ma droite, le paysage est dominé aujourd’hui par le lourd et disgracieux monument pyramidal de la Paix, d’une hauteur de vingt-six mètres érigé là en 1812 à la mémoire « des soldats tombés à Slavkov » et où une dalle en syénite, sur laquelle se trouvent gravés les mots de Paix et honneur, recouvre l’ossuaire. Des milliers d’hommes sont tombés là, dans ces champs où, chaque année, le printemps étend à présent un magnifique manteau doré de fleurs de colza.
J’imaginai les soldats de Soult, de Saint-Hilaire, de Vandamme, de Nansouty, grimpant la pente en chantant... car certains hurlaient le Réveil du Père Duchesne, dont les paroles durent faire pâlir les quelques émigrés combattant dans les rangs ennemis :
Au noble, dans sa giberne,
Présentons la liberté
Que le bougre se prosterne
Au nom de l’égalité !
Sacrés mill’dieux, tous ensemble,
Tirons et brisons nos fers ;
Que, dans le fracas, tout tremble
Pour affranchir l’univers !
Il me semblait les voir déboucher sur le plateau inondé de soleil ; au grand effroi des dernières troupes austro-russes commandées par le général autrichien Kollowath et le général russe Kamenski, qui venaient de se mettre en route vers Sokolnitz et Telnitz. Kollowath, tout en prévenant Koutousov de l’attaque française, a fait aussitôt demi-tour, les troupes rétrogradent et se jettent sur les hommes de Vandamme. Mais les Français sont très vite maîtres du plateau. Napoléon – il est alors onze heures trente – peut s’installer sur le Stary-Vinohrady, à l’endroit même où se trouvait quelques heures auparavant Koutousov. De là, une vue d’ensemble de la bataille lui permet de se rendre compte que sur la gauche française, vers le Santon, Lannes et Murat sont arrivés à disloquer l’armée russe et à la couper du reste des forces ennemies. À sa droite, la situation, après avoir été périlleuse – Davout lutte à un contre trois – se rétablit. Dix mille Français sont parvenus à arrêter trente-cinq mille Russes et Autrichiens ; les villages de Telnitz, de Sokolnitz ont été repris. La ligne de la Goldbach a tenu.
C’est au centre, sur le Pratzberg que les choses vont, durant quelques instants, se gâter. Alexandre a fait donner sa garde pour reprendre le plateau. Les chevaliers-gardes – des hommes gigantesques, des célèbres régiments Préobrajenski et Séménovski – foncent « comme des furieux », nous raconte Dupin qui se trouve au coeur de cette fournaise. En quelques minutes le 4 e de ligne est fauché. « Nous étions couchés par terre sous les pieds des chevaux, mais les Russes commirent une grande faute, ils descendirent de cheval pour nous tuer et prendre nos dépouilles. À l’instant nous sentîmes la terre trembler sous nous, c’étaient les chasseurs à cheval de la Garde qui arrivaient... »
L’Empereur avait, en effet, ordonné à Rapp de prendre avec lui deux escadrons de chasseurs, le corps des mamelouks, des grenadiers à cheval, et de partir au grand galop pour savoir où en étaient les choses. Rapp, arrivé à une portée de canon du Pratzberg a aperçu le désastre : la cavalerie ennemiese promène comme chez elle au milieu des carrés et sabre les fantassins. Voyant Rapp et ses escadrons, l’ennemi a fait face et quatre pièces d’artillerie de la Garde d’Alexandre sont mises en batterie. De tous les côtés, les boulets tombent. Rapp crie à ses troupes :
— Voyez-vous nos frères, nos amis, qu’on foule aux pieds, vengeons-les, vengeons nos drapeaux !
Le torrent d’hommes suit Rapp et renverse l’artillerie. « Cette fois, nous dit Dupin, le choc fut terrible et le carnage effroyable. » Le malheureux lieutenant se trouve toujours le nez plaqué au sol. « Quoique blessé et moulu, je me relève et crie : Aux armes ! À ce cri mille fois répété, tous ceux qui peuvent se lever sautent sur leurs armes et secondent les grenadiers et
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