Napoléon
dans sa famille. »
L’Empereur n’oublie pas de les menacer :
— Je dirigerai moi-même vos bataillons. Je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis. Mais si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s’exposer aux premiers coups.
Ces derniers mots « électrisent » véritablement les troupes. Aussi, au moment où il passe, ce 1 er décembre, devant le front du 28 e de ligne, un soldat lui crie :
— Nous te promettons que demain tu n’auras à combattre que des yeux !
Poursuivant sa promenade, sans escorte, il passe devant la brigade Ferny et demande à ses soldats si leurs cartouches sont complètes.
— Non, répond l’un d’eux, mais les Russes nous ont appris dans les Grisons qu’il ne fallait contre eux que des baïonnettes, et nous te montrerons ça demain.
Ainsi que le remarquera le général Thiébault, « entre une armée exaltée à ce point et une autre composée de fanatiques, c’était une bataille décisive et sans merci qui devait commencer avant le jour du lendemain ». Ce lendemain qui était au surplus l’anniversaire de son sacre !
Suivi de quelques officiers, l’Empereur galope entre les nouvelles lignes où cosaques et vedettes françaises sont à portée de fusil. Des balles sifflent à ses oreilles. Un peu avant 4 heures, il retourne sur le tertre de Zuran et prend sa longue-vue – cette lunette qu’il emportera à Sainte-Hélène et qu’il léguera à son fils... Il dirige son regard vers Pratzen et devine le mouvement de l’ennemi – ce mouvement qu’il a inspiré. Certaines colonnes russes et autrichiennes abandonnent le plateau et commencent déjà leur descente vers Aujzd, Satschan et les étangs, afin de se lancer demain matin sur la droite française. Ségur entend l’Empereur s’exclamer :
— C’est un mouvement honteux ! Ils donnent dans le piège ! Ils se livrent ! Avant demain soir cette armée sera à moi !
Il se tourne vers Murat qui reçoit l’ordre de se mettre à la tête de quelques cavaliers et de donner, par une marche hésitante l’apparence d’une vive inquiétude, puis de se replier délibérément dans le plus grand affolement, en constatant que le demi-cercle ennemi semble vouloir prendre les Français comme dans un étau et les couper de leur retraite, c’est-à-dire de la route de Vienne. Napoléon rit, détendu, en dépit d’un temps épouvantable – pluie et grêle – heureux de l’extraordinaire mise en scène qu’il est en train de monter, regagne son bivouac qui est à deux pas, derrière le tertre tartare. Les sapeurs de la Garde, en arrachant « quelques mauvais débris de portes et de volets » à des maisons abandonnées de Kritschen, ont fabriqué, non loin de l’auberge de Gandie, une baraque. Ils ont placé tout autour, nous rapporte Thiard, « des bancs fichés en terre comme on en voit dans nos fêtes de villages ».
Le souper est joyeux. Il y a là Murat, Caulaincourt,Junot, Mouton, Rapp, Lemarois, Lebrun, Maçon, Yvan, Ségur et Thiard qui nous raconte la scène. Ce ne sont pas des pentes du plateau de Pratzen ni de la stratégie impériale qu’il est question ce soir-là au bivouac de Moravie... mais – qui l’eût cru ? – de critique dramatique. Julien Geoffroy venait d’éprouver le besoin, dans le Journal des Débats, d’injurier Talma et Mlle Duchesnois – ancienne maîtresse épisodique de l’Empereur. De là, Napoléon vient à parler de Voltaire, faisant ressortir « avec force tous les défauts et le manque de couleur locale de Zaïre, d ’Alzire et de Tancrède ». Puis la conversation s’engage sur Corneille :
— Quelle force de conception ! C’eût été un homme d’État !
Au tour maintenant de Racine. Ce que Napoléon préfère ? Bajazet, Mithridate et Britannicus...
— Et Iphigénie ?
— C’est le chef-d’oeuvre de l’art, le chef-d’oeuvre de Racine que l’on accuse bien à tort de manquer de force ! C’est une erreur de croire les sujets tragiques épuisés ; il en existe une foule dans les nécessités de la politique ; il faut savoir sentir et toucher cette corde.
Le repas, si bref d’habitude, se prolonge. L’entretien porte maintenant sur la campagne de Syrie. Napoléon devient songeur :
— Oui, si je m’étais emparé d’Acre, je prenais le turban, je faisais mettre de grandes culottes à mon armée, je ne
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