Napoléon
l’exposais plus qu’à la dernière extrémité, j’en faisais mon bataillon sacré, mes immortels ! C’est par des Arabes, des Grecs, des Arméniens que j’eusse achevé la guerre contre les Turcs ! Au lieu d’une bataille en Moravie, je gagnais une bataille d’Issus, je me faisais empereur d’Orient, et je revenais à Paris par Constantinople.
— Mais l’armée n’est-elle pas sur le chemin de Constantinople ? hasarde Junot.
— Non, répond l’Empereur, je connais les Français, ils ne se croient bien qu’où ils ne sont pas. Avec eux les longues expéditions ne sont point faciles. Et tenez, rassemblez aujourd’hui les voix de l’armée,vous les entendrez toutes invoquer la France ! Tels sont les Français ! C’est leur caractère ! La France est trop belle ; ils n’aiment point à s’en éloigner autant, et à rester si longtemps séparés d’elle !
Après un dernier verre de vin de Tokay, l’Empereur, enroulé dans son manteau, s’étend dans sa baraque sur une botte de paille. Il s’endort, mais Savary le réveille : on échange des coups de feu à l’extrême-droite du dispositif – ce dispositif qui, demain, supportera le premier choc. L’avant-garde française a même dû céder un peu de terrain. Suivi de quelques officiers, Napoléon saute à cheval. Le voici en quelques secondes en haut du tertre – on l’appelle déjà la butte de l’Empereur. La lune éclaire le front de bandière. On lui confirme que dans la direction de Telnitz – là commande Davout – les Russes accumulent des troupes. Napoléon sourit, satisfait. Il peut entendre dans la nuit claire monter jusqu’à lui, descendant à leur tour le plateau, le pas des chevaux, et jusqu’au cliquetis des gourmettes et des sabres : les Russes continuent à occuper les emplacements prévus. L’Empereur tressaille de joie et quitte son observatoire.
Il se trouve maintenant au centre où, sous les ordres de Soult, les divisions Saint-Hilaire et Vandamme auront à occuper Pratzen et gravir le plateau demain matin.
C’est de ce côté que se trouve le lieutenant Dupin et ses hommes du 4 e de Ligne qui viennent d’arriver et n’ont pas mangé depuis soixante-douze heures. Le jeune officier a fait allumer des feux « mais, nous raconte-t-il dans son texte inédit, il fallait que nous fussions toujours placés à vingt ou trente pas à droite ou à gauche de nos feux, parce que c’était le point de mire de l’ennemi. Hé bien, nous riions encore comme des bienheureux lorsque les balles des Russes faisaient sauter en l’air nos tisons »...
Napoléon vient de quitter Puntowitz et remonte vers son bivouac, lorsqu’il trébuche sur un tronc d’arbre renversé. Alors un grenadier tord un bouchon de paille, le fiche sur une branche et y met le feu pour éclairer la marche de son dieu. Les hommesdu bivouac voisin croient qu’il s’agit là d’un signal. Ils allument à leur tour des torches et l’on crie :
— C’est l’anniversaire du Couronnement ! Vive l’Empereur !
Napoléon a beau s’exclamer :
— Silence ! À demain ! Ne songez à présent qu’à aiguiser vos baïonnettes !
Les soldats des douze bivouacs de l’armée n’en mettent pas moins leurs abris à terre, allument des perches de feu tout en dansant la farandole, et, « en un instant, racontera le vélite Barrés, sur une ligne de deux lieues, des milliers de gerbes de flammes s’élèvent, aux cris mille fois répétés de Vive l’Empereur ! C’était magnifique, prodigieux... » Tandis que l’Empereur galope sur le front de bandière, les hommes continuent à hurler : Vive l’Empereur ! la musique joue, les tambours battent aux champs et les Russes peuvent voir de leurs positions les sept corps d’armée français, sept lignes de feu qui leur font face. Eux aussi sont joyeux, ils croient naïvement que les soldats de Napoléon s’apprêtent à se retirer et qu’ils brûlent leurs abris ! Quant à l’Empereur, attendri, ému, il s’exclame en regagnant son bivouac :
— Cette soirée est la plus belle de ma vie !
Il a rejoint sa voiture et, avant de dormir durant trois heures, boit du punch que lui apporte Constant. Lorsque le jour se lève un brouillard épais couvre le champ de bataille – ce champ de bataille qui se présente comme un carré de 8 kilomètres sur 8. On n’y voit pas à dix pas. Il fait froid. Le silence est absolu. « On n’eût jamais pensé, rapportera Savary, qu’il y
Weitere Kostenlose Bücher