Napoléon
un peu courbé, les mains derrière le dos ; cet uniforme si leste et si simple, ce petit chapeau si renommé ! Il était debout sur le seuil de la porte, sifflant un air de vaudeville. »
Parfois, le soir, Napoléon réunit chez lui tous ses compagnons. Mmes Bertrand et Montholon revêtent leurs robes des Tuileries, les officiers leurs uniformes de grande tenue et les valets leurs livrées galonnées.
Le maître d’hôtel Cipriani annonce :
— Le dîner de Sa Majesté est servi.
— Allons, passons à table, déclare Napoléon en souriant, voici à la fois mon salon, ma salle à manger, ma chambre à coucher et mon cabinet de travail.
Et l’on prenait place autour de la table où brillent les porcelaines et étincelle l’argenterie. Au loin, les filles de la maison regardent, éberluées...
Étrange halte dans l’histoire de la Captivité que ce séjour de sept semaines aux Briars. Sans doute l’Empereur est-il aussi mal logé que possible dans sa guinguette sans volets, cette manière de kiosque haut perché, meublé de son fameux lit de camp, du lavabo en argent, d’une commode, d’une table et de quelques chaises cannées ; sans doute est-il privé de ses bains brûlants qu’il croyait utiles à sa santé ; sans doute, ainsi que le dit Las Cases, « ses compagnons, ses serviteurs sont à deux milles de lui ; ils ne peuvent parvenir auprès de sa personne qu’accompagnés d’un soldat ; ils demeurent privés de leurs armes, sont condamnés à passer la nuit au corps de garde, s’ils reviennent trop tard ou s’il y a quelque méprise de consigne, ce qui arrive presque chaque jour » ; sans doute, encore, est-il gardé à vue par un officier – le capitaine Greatly – et deux sergents du 53 e qui installent leur tente dans le jardin ; mais, pour la première fois aussi, depuis longtemps, il n’est plus obligé de tenir son rôle d’empereur – même d’empereur prisonnier comme à bord du Northumberland. C’est assurément aux Briars que l’Empereur sera le plus heureux. La petite Betsy est en partie responsable de cet état de fait. Il n’est pas impossible que cette jolie et insupportable backfisch ait quelque peu troublé l’Empereur – sans peut-être qu’il s’en soit rendu compte, d’ailleurs... Quoi qu’il en soit, elle se comporte vis-à-vis de lui – elle l’avouera – comme s’il s’agissait d’un camarade. Un jour, elle lui demande, pour faire peur à l’une de ses amies, de se transformer en monstre : « À ma suggestion, il s’ébouriffe les cheveux, fronce les sourcils et s’avance avec des grimaces et des rugissements vers la pauvre petite. On imagine l’épouvante de celle-ci. Elle se mit à pousser de tels cris que sa mère, redoutant une attaque de nerfs, s’empressa de l’emmener. » Plus cruellement, elle ose montrer un jour à l’Empereur un jouet articulé. « Il représentait, nous dit-elle, Napoléon montant à une échelle. Chaque degré figurait un pays vaincu. L’Empereur arrivait finalement au sommet et s’asseyait au sommet du globe terrestre. Mais, aussitôt, un mécanisme le faisait basculer ; il tombait et se trouvait à Sainte-Hélène. » Une autre fois, elle s’empare de la magnifique épée de l’Empereur. « Une taquinerie qu’il m’avait faite le matin me revint à l’esprit et une idée folle me traversa la tête. Je mis vivement la lame au clair et la dirigeai contre sa poitrine. Il recula, je poussai mes pointes et l’acculai dans un coin de la pièce : « Maintenant je vous engage à dire vos dernières prières, car je vais vous tuer. »
Betsy dépassait les bornes. Qu’aurait-on dit dans l’île si on avait vu le « général Bonaparte » tenu en respect au bout d’une épée brandie par une fillette de quatorze ans ? Mais Napoléon pouvait sourire, s’amuser avec Betsy, il n’en était pas moins prisonnier. Et c’est aux Briars qu’il se rendit compte pour la première fois que Sainte-Hélène était une prison. En prenant ses fonctions son geôlier, l’amiral Cockburn, a promulgué des consignes sévères : Il est interdit aux habitants de parler au général ou aux personnes de sa suite sans l’autorisation du gouverneur. Des patrouilles sillonneront l’île et arrêteront tout individu ignorant le mot de passe. Sur mer, tous les bateaux devront avoir regagné leurs amarres avant neuf heures du soir. Deux bricks tourneront jour et nuit autour de l’île, l’un sous le vent,
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