Napoléon
goudronnés, on oublie que, dehors, les habits rouges enserrent maintenant la maison, on oublie que cinq cents officiers – un état-major pour trente mille hommes ! – et deux mille cinq cents soldats, les yeux fixés sur cette masure, guettent, épient, espionnent le maître déchu ; on oublie que, partout où pourrait passer un chien, entre la côte et l’intérieur, on a placé une sentinelle ; on oublie que, sans relâche, deux vaisseaux de guerre tournent autour du rocher, on oublie que cinq cents bouches de canon sont tournées vers le large, on oublie que l’île est truffée de signaux optiques pour transmettre la moindre nouvelle concernant les prisonniers ; on oublie que, la nuit, pas un habitant ne peut mettre le nez hors de chez lui sans connaître le fameux mot de passe.
Au salon, les valets servent le café dans des tasses de porcelaine de Sèvres. Et l’on tue difficilement le temps. On joue au reversi et aux échecs, Mme de Montholon se met au piano et chante, ou bien l’Empereur lit – fort mal – une tragédie. Vers dix heures, Napoléon se lève et soupire :
— Encore une journée de passée !
Le dimanche 14 avril 1816, la calèche de l’Empereur attelée à six chevaux, les frères Archambault en selle, vient se ranger devant le petit perron de Longwood. Près de leurs chevaux attendent le général Gourgaud et l’officier polonais Piontkowski qui, selon l’usage, et non sans mal, sur les pistes étroites de l’île – des chemins côtoyant sans cesse des précipices – vont galoper chacun à une portière.
Ce dimanche 14 avril – ce jour de Pâques – l’Empereur a commandé d’atteler pour se rendre vers la crête d’où, avec sa lunette, il pourra apercevoir la baie et assister au mouillage du Phaëton. A bord de cette frégate se trouve le nouveau gouverneur sir Hudson Lowe. Tout à l’heure, lorsque le colonel Bingham, adjoint à l’amiral Cockburn, était venu annoncer à l’Empereur que le Phaëton s’apprêtait à jeter l’ancre, il avait répondu :
— J’en suis fort aise. Je suis las de l’amiral. Il y a quelques sujets sur lesquels je causerai volontiers avec sir Hudson Lowe. Il est militaire et il a servi. Il a été avec Blücher. En outre, il commandait le régiment corse et il connut plusieurs de mes ami ?
En effet, après avoir participé à l’occupation de la Corse à l’époque de la Révolution – il aurait même demeuré, dit-on, dans la casa Bonaparte – Hudson Lowe, alors capitaine, avait été mis à la tête des volontaires corses, fort peu nombreux d’ailleurs et hostiles à la République française. De nouveau, en 1806, il commanda un régiment corse – aux effectifs plus importants – et occupera Capri jusqu’au jour où il en sera délogé par le général Lamarque. Il sera envoyé ensuite en mission en Suède auprès de Bernadotte et, spécialiste en la matière, il organisera des légions de déserteurs de la Grande Armée : des Russes, des Allemands et des Hollandais combattant sous commandement britannique.
On devine le sourire ironique du ministre en désignant l’ancien commandant des Corsicans pour devenir le geôlier de Napoléon !
Aussitôt débarqué, le nouveau gouverneur qui ne doute de rien, décide d’aller voir son prisonnier le soir même. Non sans un malin plaisir, l’amiral Cockburn lui fait remarquer que le Prince-Régent lui-même ne pourrait être reçu à Longwood sans avoir préalablement demandé une audience au grand-maréchal Bertrand. Sir Hudson se tourne alors vers l’officier d’ordonnance attaché à Longwood – le capitaine Poppleton – pour lui demander à quelle heure, selon lui, il est plus aisé de voir cet extraordinaire prisonnier. L’officier – veut-il, lui aussi, s’amuser aux dépens du nouveau gouverneur ? – indique neuf heures du matin. Ce qui permettra à l’Empereur, lorsque Bertrand viendra le prévenir, de s’exclamer :
— Je suis étonné que le capitaine Poppleton ait pu dire cela puisqu’il est sans exemple, depuis quatre mois que je suis à Longwood, que j’aie reçu personne à neuf heures.
Les choses s’annoncent mal...
Aussi le lendemain 16 avril, sous la pluie – il fait un temps épouvantable en cet automne austral – lorsque Hudson arrive à Longwood suivi de l’amiral et d’un état-major imposant et demande à Montholon à voir « le général Bonaparte », le mamelouk Ali se tient devant la porte du salon comme s’il
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