Napoléon
souvent sillonnés jadis. Il est bientôt hors de vue. Caulaincourt, Canisy et sa suite le cherchent pendant près de trois heures. Finalement un coup de pistolet, tiré en l’air par le grand écuyer, rallie Napoléon auprès de ses officiers. Il les retrouve en riant, « heureux qu’il avait été, lui le maître de quarante millions d’hommes, d’avoir été le sien pendant trois heures ! » Son cheval est couvert de sueur, du sang sort de ses naseaux et de sa bouche. L’ancien boursier du roi a dû parcourir au moins – Caulaincourt l’estime – une quinzaine de lieues. Où a-t-il été ? Il n’en sait rien lui-même ! Il a galopé à travers bois, parcouru des champs, traversé des villages. Il a entrevu dans le lointain la silhouette du château de Brienne, et cette image familière a « guidé son retour ».
On apprendra plus tard qu’il s’était arrêté devant la chaumière de la mère Marguerite, qui vendait autrefois des oeufs et du lait aux enfants de l’Ecole. L’Histoire – en l’occurrence les Mémoires de Constant – prétend que. Napoléon interpella la fermière :
— Bonjour la mère Marguerite, vous n’êtes donc pas curieuse de voir l’Empereur ?
— Si fait, mon bon monsieur, j’en serais bien curieuse ; et si bien que voilà un petit panier d’oeufs frais que je vas porter à Madame, et puis je resterai au château pour tâcher d’apercevoir l’Empereur. Ce n’est pas l’embarras ; je ne le verrai pas si bien aujourd’hui qu’autrefois, quand il venait, avec ses camarades, boire du lait chez la mère Marguerite...
— Comment, mère Marguerite, vous n’avez pas oublié Bonaparte ?
— Oublié ? mon bon monsieur ! Vous croyez qu’on oublie un jeune homme comme ça, qui était sage, sérieux et même quelquefois triste, mais toujours bon pour les pauvres gens ? Je ne suis qu’une paysanne, mais j’aurais prédit que celui-là ferait son chemin.
— Il ne l’a pas trop mal fait, n’est-ce pas ?
— Ah ! dame ! non !
La mère Marguerite reconnut, paraît-il, Napoléone lorsqu’il lui demanda, en reprenant le ton d’autrefois :
— Allons, la mère Marguerite, du lait, des oeufs frais, nous mourons de faim.
Bien entendu, après le frugal repas, l’inévitable bourse pleine de napoléons d’or tomba dans le tablier de la fermière...
Vers midi, avant de remonter en voiture, il regarde la plaine s’étendant vers la Rothière et murmure :
— Quel beau champ de bataille on ferait ici !
Pour retrouver ce champ de bataille, il lui faudra attendre neuf années – et il aura alors toute l’Europe lancée contre lui. Ce matin-là – le matin du 1 er février 1814 – avant de prendre le chemin de la Rothière où il allait être battu, il évoquera encore ses souvenirs de boursier du roi – et on l’entendra soupirer :
— Pouvais-je croire alors que j’aurais à défendre Brienne contre les Russes {1} .
À Lyon, durant quatre jours, il joue fort bien son rôle de souverain. Il se fait haranguer, encenser, et dédier des pièces de vers. Il inaugure, visite, préside, signe le décret accordant le titre de princes à ses beaux-frères Bacciochi et Borghèse – ce dernier l’était d’ailleurs déjà... – jette peut-être le mouchoir à la jolie petite Émilie Pellapra qu’il reçoit en « audience privée » – les descendants de la jeune femme l’ont affirmé sans preuves...
Et, toujours, comme aujourd’hui à Lyon et demain à Milan ou à Paris, entre deux fêtes, après une revue ou au soir d’une réception, ses ordres, sur les sujets les plus divers, partent dans toutes les directions : « Sa Majesté n’est pas entrée dans la cour d’un seul lycée sans voir aussitôt un grand nombre de femmes aux fenêtres. Ce système est dangereux sous d’autres rapports encore que celui de l’économie... » Le problème de l’enseignement est pour lui capital : « Il n’y aura pas d’état politique fixe s’il n’y a pas un corps enseignant avec des principes fixes. Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux... l’État ne formera point une nation... » Il dicte encore :
« Je préfère voir les enfants d’un village entre les mains d’un moine qui ne sait rien que son catéchisme et dont je connais les principes, que d’un demi-savant qui n’a point de base pour sa morale et point d’idée fixe... Un
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