Napoléon
toutes espèces. » Il gèle et, pour lutter contre le froid, les soldats mettent du vin et du sucre dans leurs marmites. « Nous bûmes à la santé du roi de Prusse toute la nuit, et tout le vin cacheté fut partagé. Il y en avait en profusion ; chaque grenadier avait trois bouteilles : deux dans le bonnet à poil et une dans sa poche... L’Empereur nous voyait si sages que cela le rendait joyeux. »
Napoléon quitte son bivouac – une borne, le Napoleonstein, ombragé d’un frêne, marque aujourd’hui son emplacement – et passe en souriant devant le front de bandière. Mais il s’étonne : douze canons de la division Suchet ne se trouvent pas aux positions désignées. Il part lui-même à la recherche des pièces et les découvre au bas du Landgrafenberg, engagées à un tel point dans une gorge qu’elles ne peuvent plus avancer ni reculer :
— Où sont vos officiers ?
— Ils sont allés souper à Iéna.
Napoléon redevient le capitaine Canon d’autrefois. Il donne des ordres, fait chercher des pics, des pioches, des pelles, et, un falot à la main, dirige lui-même les travaux. Deux heures plus tard, une véritable route permet aux batteries attelées à douze chevaux de monter jusqu’à leurs positions. On voit ensuite l’Empereur, dans la nuit, « assis les deux coudes sur une mauvaise table couverte de cartes, la tête dans ses mains », étudier longuement son plan de bataille, puis rentrer sous sa tente et s’endormir.
Avant le jour, il est à cheval pour visiter son monde. La nuit est encore si épaisse qu’il est obligé de faire éclairer sa marche. Les Prussiens voyant des lumières qui vont et viennent en face de leurs lignes, ouvrent le feu, mais l’Empereur n’en poursuit pas moins sa course. Il fait maintenant prendre les armes et passe sur le front des régiments :
— Soldats, l’armée prussienne est coupée comme l’était celle de Mack à Ulm à pareille époque, elle ne combat plus que pour échapper... Le corps qui se laisserait percer serait déshonoré... Ne redoutez pas cette cavalerie tant vantée, opposez-lui des carrés fermes à la baïonnette !
Et ce fut la bataille d’Iéna.
Le petit jour ne paraît pas encore et la brume est à couper au couteau, comme au matin d’Austerlitz. « Les Prussiens nous souhaitent le bonjour par des coups de canon qui passent par-dessus nos têtes », raconte Coignet, et un vieux soldat d’Égypte explique :
— Les Prussiens sont enrhumés, les voilà qui toussent. Il faut leur donner du vin sucré.
« Toute l’armée se porta en avant sans y voir d’un pas, il fallait tâter comme des aveugles, nous heurtant les uns contre les autres... Le maudit brouillard nous gênait, mais nos colonnes avançaient toujours et nous avions du terrain pour nous reconnaître. Sur les dix heures, le soleil vient nous éclairer sur un beau plateau. Là, nous pûmes nous voir en face. Nous aperçûmes à notre droite un beau carrosse et des chevaux blancs, on nous dit que c’était la reine de Prusse qui se sauvait. Napoléon nous fit arrêter pendant une heure, et nous entendîmes sur notre gauche une fusillade épouvantable. L’Empereur envoie de suite un officier pour savoir ce qui se passait, il était en colère, il prenait des prises de tabac et il piétinait devant nous. »
— Sire, rapporte l’officier, c’est le maréchal Ney qui est aux prises avec ses grenadiers et ses voltigeurs contre une masse de cavalerie...
Ney dégagé, c’est au tour de Murat de foncer et de faire prisonnière une division entière de Saxons. « C’était pitié à voir, car le sang ruisselait sur la moitié de ces malheureux. »
« En moins d’une heure, raconte Napoléon dans le Bulletin d’Iéna, l’action devint générale : deux cent cinquante mille à trois cent mille hommes, avec sept cents ou huit cents pièces de canon, semaient partout la mort et offraient un de ces spectacles rares dans l’histoire. De part et d’autre on manoeuvra constamment comme à une parade ; parmi nos troupes, il n’y eut jamais le moindre désordre, la victoire ne fut pas un moment incertaine. »
Sans doute n’y eut-il pas « deux cent cinquante mille à trois cent mille » combattants, mais la Garde ne fut, en effet, pas engagée. Et voici le mot fameux qui fera la fortune des marchands d’estampes. Un vélite de la Garde, en voyant l’Empereur passer devant le front des troupes, osa crier : « En
Weitere Kostenlose Bücher