Néron
Néron, tête baissée, sanglotait.
Puis il s’est redressé, déclarant qu’il allait offrir à la plèbe de Rome un grand banquet en l’honneur de Claudia manifestant son amour pour la ville, pour son peuple, et démentant ainsi les bruits qui avaient couru sur son désir de se rendre à Alexandrie, en Grèce et en Orient pour prendre part aux jeux.
Il était l’empereur de Rome, soucieux du prestige de la ville et de ses devoirs envers elle.
Je l’ai observé cependant qu’il parlait.
Ce n’étaient plus la tristesse ou le désespoir qui creusaient ses traits, mais la peur, comme si la perte de Claudia était la preuve de la défiance des dieux, plus cruelle, plus inquiétante parce que donnée si vite après la naissance, celle-ci n’apparaissant plus que comme un piège tendu par les puissances célestes.
Sénèque avait raison : de l’espérance naissait la crainte.
La venue de la mort était la seule certitude que les dieux laissaient aux humains.
35
L’idée de cette mort à laquelle les dieux ont condamné tous les humains ne cessait de me hanter. J’ai voulu interroger une nouvelle fois Sénèque qui, lui, ne craignait pas la mort.
À plusieurs reprises il avait affirmé qu’il croyait en l’immortalité de l’âme. Partageait-il la foi de ces disciples du crucifié, persuadés que la résurrection leur ouvrirait les portes de l’éternité parce que Christos avait vaincu la mort et en avait du même coup délivré les hommes ?
Là-dessus, Sénèque s’est dérobé à mes questions.
Alors j’ai erré dans Rome, espérant retrouver cet homme hâve, Linus, qui m’avait interpellé au forum Boarium après que les esclaves de Pedanius Secundus eurent été torturés, crucifiés ou voués au bûcher. Je n’ai pas retrouvé sa trace.
Et pourtant on murmurait que la communauté des chrétiens faisait chaque jour de nouveaux adeptes, qu’elle se réunissait autour de ce citoyen romain, ce Juif de Tarse appelé Paul, converti à la religion de Christos. On affirmait même qu’il avait vu Sénèque et correspondait avec lui.
Mais Sénèque, auquel je faisais part de ma quête infructueuse, prêtait à peine l’oreille à mes propos.
Il se préparait à quitter Rome avec le cortège impérial.
Néron s’apprêtait en effet à partir pour Naples afin de se produire devant des milliers de spectateurs.
La population de toute la Campanie remplissait déjà les rues de cette ville grecque.
Des habitants d’Alexandrie avaient traversé la mer à l’invitation de l’empereur pour le voir et l’entendre chanter, jouer de la cithare, réciter ses poèmes, interpréter les rôles majeurs des tragédies grecques.
D’autres spectateurs avaient quitté la Grèce pour gagner Naples. Néron avait répété : « De musique cachée on ne fait point cas. Je l’ai dit déjà. Mais je dois maintenant montrer au peuple de l’Empire les talents de l’empereur. »
Devant le palais impérial, j’ai vu les centaines de litières, les courtisans, les prétoriens, les milliers de porteurs qui composaient ce cortège impérial que Sénèque allait rejoindre.
Je me suis étonné de sa décision.
Ne condamnait-il pas cette exhibition de l’empereur ? Cet abandon de Rome ? Néron allait se produire vêtu d’une tunique flottante, chaussé de cothurnes, et sur son visage porterait le masque des acteurs.
Comment Sénèque pouvait-il accepter que le maître de Rome se déguise ainsi en histrion ? Pourquoi ne pas le condamner, refuser de participer à cette mise en scène sacrilège, attentatoire à la dignité impériale ?
Sénèque m’a longuement regardé, puis m’a entraîné dans sa bibliothèque où il a déroulé un parchemin, et, lentement, il m’a lu quelques phrases dont l’auteur était un Juif d’Alexandrie, Philon, un homme sage.
« Ils ont perdu le sens, ils sont fous, ceux qui s’ingénient à manifester une franchise hors de saison, osant braver en paroles et en actes des rois et parfois des tyrans. »
Il m’a invité à méditer cette pensée qu’il partageait.
— Je vais à Naples, Serenus, et tu viens avec moi.
Lâcheté, fidélité ou obéissance, je suis monté dans la litière de Sénèque et nous sommes partis ensemble pour Naples.
Je n’ai pas regretté d’avoir assisté plusieurs jours durant au spectacle donné par un empereur qu’applaudissaient avec la force du tonnerre les milliers d 'Augustiani et de néroniens
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