Nice
chaud, l’intérieur de la
pâte souvent mal cuit, mais la surface croustillante comme une carapace
blanche.
— Elle est bonne ta mère, dit Raffin.
Ils étaient assis, côte à côte, Raffin continuant
l’inventaire, tendant à Dante un journal :
— Cache, c’est La vague, un député qui veut la
paix, écrit ça. Tu sais que les russes ont tout foutu en l’air, là-bas, c’est
les soldats du front, les marins qui font la loi.
Raffin avait baissé la voix.
— Ton frère, dit-il, ils l’ont arrêté, relâché, un
rouge, un dur celui-là.
Raffin riait silencieusement.
— Mon frère ?
— L’électricien, dit Raffin, t’as bien un frère ?
Il raconta qu’à Nice on avait arrêté les gens des syndicats,
des Russes, de jeunes ouvriers.
— Des copains au dépôt de Toulon, m’ont dit qu’à Paris,
à Bourges, la cavalerie a dû charger les ouvriers des usines d’armement,
t’entends ?
Antoine qui courait dans l’escalier avec son père pour
chercher la voiture qui le ramènerait à Villefranche, Antoine.
— Ça va vite, dit Dante à mi-voix, pensant à son frère.
— Faut pas crever avant, dit Raffin.
Ils se turent.
— Mon père ?
— Brave type. Dis donc, continua Raffin, après un
silence, quand on est arrivés à Toulon…
Le transport de troupes qui avait amené Raffin de Bizerte en
France avait été dirigé sur Toulon. Quand il était entré dans la rade, que les
remorqueurs après avoir entrouvert les filets anti-sous-marins pour le laisser
passer, revenaient se croiser, fermant la passe, les permissionnaires avaient
aperçu un croiseur à l’ancre, muraille que longeait le transport, un coup de
projecteur du fort du mont Faron avait brusquement éclairé les superstructures
du navire de guerre, dressant dans la nuit les mâts, les vergues. Au bout de
l’une d’entre elles, une forme, raidie et les chants des permissionnaires rassemblés
sur le pont s’étaient interrompus, le projecteur gardant longtemps dans son
cône blanc, cette silhouette.
— On le voyait bien, disait Raffin, un croiseur russe,
ils avaient un pendu, un pendu, tu entends ?
Puis le cône du projecteur, le transport jetant l’ancre,
s’était éloigné, soulevant loin vers le fond de la rade des profils de navires.
Le lendemain, quand les permissionnaires avaient embarqué dans les chaloupes,
le croiseur russe avait déjà changé de cap, faisant face au large et la vergue
était dissimulée par les superstructures de la passerelle, les tourelles et la
longue oriflamme blanche marquée de l’aigle de la marine impériale.
41
Qui peut dire pourquoi Helena s’était suicidée ? Tant
d’explications à donner, qu’à la fin, on ne sait plus rien, tout se brouille,
on oublie même que…
Comment imaginer ? Hier, hier encore.
Mais depuis hier…
Un gendarme était venu prévenir Peggy au moment où Jean rentrait
du lycée, courait dans l’allée centrale du parc, entre les bustes des Césars.
Il apercevait sa mère sur la terrasse, elle descendait à sa rencontre,
l’accueillant contre elle, prenant entre ses mains son visage tuméfié,
commençant à laver avec le mouchoir trempé dans l’eau du bassin, la pommette
droite.
— Ils savent ? n’est-ce pas, demandait-elle à
Jean.
Tous savaient qu’on avait arrêté Frédéric Karenberg. Les
gosses, les concierges des villas de Cimiez qui se réunissaient pour échanger
quelques phrases sous les platanes du boulevard, les nurses en capes bleues et
blouses blanches, les vieilles, le visage couvert de poudre, le cou serré dans
un ruban de velours noir, les officiers en retraite qui saluaient, levant à
peine leurs chapeaux de paille, et dont les valets boutonnaient les guêtres
beiges, tous savaient. Ils avaient lu le titre, une phrase de Clemenceau :
« Ni trahison ni demi-trahison : la justice passe », puis les
mots gras de la bonne conscience que Peggy comme si elle avait brusquement
oublié le français épelait, l’un après l’autre, et il fallait traduire
lentement, la langue maternelle, qu’elle croyait oubliée, dressait à nouveau
son barrage pour lui éviter de comprendre trop vite : « Quelques
individus d’origine étrangère… la passion politique ou peut-être des raisons
plus sordides ou plus criminelles… une dizaine de personnes placées à la
disposition de la justice militaire… un directeur d’école primaire supérieure Émile
P… l’ancien secrétaire de l’Union des syndicats
Weitere Kostenlose Bücher