Nice
regard pour les inculpés,
la casquette sous le bras gauche. « L’équipage du Cavalier, disait-il aux officiers du conseil de guerre, a été détourné de son devoir par
un meneur, le quartier-maître Raffin. Avant même notre arrivée en rade de
Sébastopol, je n’ignorais pas que Raffin cherchait à dresser l’équipage contre
le commandant. Ses idées anarchistes le conduisaient naturellement à soutenir
les Rouges de Russie. À plusieurs reprises, à Alger même, dès le 11 novembre
1918, quatre mois avant les événements de la mer Noire, donc, j’avais dû sévir… »
— Ne les laisse pas m’enterrer, Revelli, répétait
Raffin.
Un soir, avant de refermer la porte, le sergent avait tendu
à Revelli une enveloppe décachetée. Chaleur gluante. Les mots d’Antoine que la
sueur des doigts, les gouttes tombées du front de Dante rendaient flous, noyant
les phrases. « Maman est morte, sur le moment on n’a pas voulu… » La page se voilait de bleu, les mots fondaient et, issues fermées, le
baraquement n’était plus que chaleur noire cadenassée.
— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogeait Raffin.
— Ma mère.
C’est Raffin qui mettait la main sur l’épaule de Dante.
— Merde, répétait-il.
Il tremblait, la fièvre ou la colère, l’envie de frapper son
poing contre les planches.
— Je sentais, commençait Dante calmement.
Qu’est-ce qu’on sent ? Qu’est-ce qu’on sait ?
La lettre d’Antoine n’était qu’une feuille de papier
froissé. Il faut le temps pour que les mots fassent leur chemin, qu’en soi ils
creusent la sape. Et ça ne suffit pas. Il faut que, le premier jour du retour
de Dante à Nice, la porte poussée, dans le couloir de leur maison, 42, rue de
la République, la mère ne soit pas là, essuyant ses mains mouillées au tablier
noir, collant son visage contre la poitrine de Dante, et il avait l’habitude de
détourner les yeux pour ne pas voir les cheveux gris. Il faut que cette femme,
dans la cour, au-dessus du baquet, ce soit Louise ou Madame Gancia, Louise
encore dans la cuisine, devant la cuisinière. Et ça ne suffit pas.
Le deuxième jour, Dante Revelli demanda à son frère de
l’accompagner.
— Vous allez…, avait commencé Vincente en regardant ses
fils.
Dante ne répondit pas. Il descendait lentement l’escalier,
prenait la rue de la République vers l’est, ne se retournait pas pour voir si
Antoine le suivait. Il marchait les mains dans les poches pour immobiliser ses
bras, affirmer ainsi qu’il était civil, qu’il faisait ce qu’il voulait de son
corps. Antoine le rejoignait en courant, achevant d’enfiler sa veste. Il était
de la même taille que son frère, mais le visage était plus rond, les cheveux
bouclaient, alors que Dante, amaigri, le teint brique, la peau tendue comme un
cuir, avait la tête rasée des prisonniers.
— Tu sais que je pars, disait Antoine, dans la biffe…
J’ai passé le conseil, on va pas se laisser faire.
— Essaie de la boucler, disait Dante, essaie.
La rue, le ciel, le lit du Paillon qu’ils longeaient maintenant,
Dante rentrait dans sa vie après sept ans. Il écoutait à peine Antoine. « Les
élections, tu comprends, disait le frère, c’est de la merde, toujours les mêmes
à être élus, Merani, bien sûr, mais quand on aura les fusils, tu te rappelles
de Piget, ton instituteur ? C’est lui qui était candidat socialiste, et
Sauvan, le charpentier, il est venu à la maison… »
Piget, Sauvan. Ils avaient fait parvenir à Dante un mandat
juste avant l’amnistie. Quelques francs, quelques mots « le salut des
camarades ». Dante racontait à son frère, puis il s’interrompait,
reconnaissait le froissement continu de la rivière sur les galets, les voix des
lavandières qui s’interpellaient. L’une d’elles, un panier d’osier rempli de
linge posé en équilibre sur la tête, traversait la chaussée, lentement, se
déhanchant à chaque pas, les mains à la taille. Un coq aussi, qui, sur les
hauteurs, dans un de ces jardins potagers que les maçons italiens cultivaient
après leur journée de travail ou bien à l’aube, lançait sa proclamation
hautaine. Dante s’arrêta, s’avançant vers le lit du Paillon, découvrant ces
maisons jointives qui formaient la façade irrégulière de la vieille ville, pans
ocre ou vert pâle qui se succédaient et dont le soleil éclairait les parties
supérieures, tuiles rouges, terrasses qu’envahissait la vigne. Vers
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