Nice
l’est, le
Paillon, entre les pentes raides, prolongeait sa trace caillouteuse.
— Ils sont venus par là, dit Dante.
Il s’assit sur la terre battue, le dos appuyé à un platane,
commença de rouler une cigarette, puis la tendit à son frère.
Jamais le père n’avait raconté. Mais la mère, souvent, le
soir, dans la chambre, quand ils étaient encore les domestiques du député
Merani, que le père, devant l’Opéra ou le Casino de la Jetée, attendait avec la
voiture qu’un banquet ou un spectacle se termine, la mère, penchée au-dessus de
Dante, commençait l’histoire fabuleuse. « Ils étaient trois frères, disait
Lisa, et ils venaient de là-bas, le pays de la montagne. L’aîné s’appelait
Carlo, ton oncle. Regarde ses mains, ses épaules, et tu comprendras. Il peut
creuser seul une montagne, en construire une autre. Puis il y a le plus jeune,
Luigi, lui – la mère de Dante s’interrompait – tu le connais… »
Dante guettait le moment où elle parlerait du père, de
Vincente. « Il était avec ses frères ? » demandait-il. « Il
marchait avec eux, répondait Lisa Revelli, c’était le plus raisonnable, le plus
bon, et c’est lui que j’ai vu le premier, un matin, dans la rue Saint-François-de-Paule,
un mois d’octobre en 1888. Je me suis retournée, j’ai aperçu un paysan, c’était
bien un paysan piémontais ton père, il sentait encore la montagne, le foin.
Mais ils venaient de loin, les trois frères Revelli, ils avaient marché
plusieurs jours, j’avais envie de rire en le voyant. Maintenant, tu dois dormir… »
Elle soufflait la bougie, et Dante partait sur une route qui
s’enfonçait dans les vallées, se dirigeait vers le pays des origines, ce
Piémont des châtaigniers.
— Il faut avoir faim pour quitter son pays, dit-il à
Antoine.
— On les voit guère, les oncles, dit Antoine en
s’asseyant près de son frère.
Carlo, quelquefois rencontré quand ils étaient gosses. Il
donnait une pièce. On lisait sur les charrettes de son entreprise, Forzanengo
et Revelli, Entrepreneurs, en lettres noires. Luigi, un soir, vers 1910,
s’était installé dans la cuisine du 42 rue de la République. Dante le
connaissait bien. Ils avaient grandi ensemble chez les Merani, presque comme
des frères, mais le Luigi qu’il revoyait, parlant haut, les cheveux gras,
brillants, lui envoyant des bourrades : « Si tu veux du travail,
Dante, qu’est-ce que tu fous sur les chantiers ? Électricien, d’accord,
mais viens me voir, je te trouve quelque chose à la mairie. Merani, il fait ce
que je veux. » Il clignait de l’œil à Dante et à Vincente. « Ton
fils, envoie-le-moi », disait-il.
— Oncle Luigi, dit Antoine, c’est un vendu. Le larbin
de Merani, c’est lui qui fait les élections dans la vieille ville. Tant par
voix, il touche, un maquereau. »
Antoine cracha en direction de la rivière.
— Il s’était planqué dans l’intendance, continuait-il,
il volait les rations des troufions. Ils l’ont envoyé là-haut, à Verdun. Il y a
laissé le bras. Ça ou le bagne…
Dante se leva et commença de marcher. La route longeant le
Paillon devenait plus étroite, bordée du côté du fleuve de platanes frêles. Des
charrois, chargés de troncs, passaient souvent, cahotant dans les ornières,
obligeant les Revelli à se coller contre les façades des maisons basses aux
fenêtres desquelles séchait un linge de couleur.
À un tournant, Dante vit l’église, les bâtiments
rectangulaires, jaunis, de l’hôpital, et au delà comme une carrière creusée à
flanc de pente, une plaie blanchâtre, le cimetière de l’Est.
— Les oncles, demanda-t-il à son frère, ils sont venus
pour elle ?
— Ils sont venus, dit Antoine.
Vincente avait voulu qu’on les prévienne.
— C’est mes frères, avait-il dit, ils sont ce qu’ils
sont, mais il y a des choses qu’il faut.
Antoine avait d’abord été dans la vieille ville, au Castèu, le café de Luigi. L’oncle était debout, le crochet de fer de son bras mutilé
appuyé au comptoir, une casquette rejetée en arrière. Visage gris, gonflé, où
les yeux mobiles, clairs, étaient à l’affût. Une femme à la poitrine forte
allait et venait dans la salle, Antoine avait hésité.
— Je suis le fils de Vincente. Antoine.
Luigi Revelli avait eu une exclamation de surprise :
— Je suis ton oncle, alors ! Qu’est-ce que tu bois ?
Il appelait Rose :
— C’est ton neveu,
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